« Pawol anba fèy » : le « Gai savoir » de Rudy Rabathaly

— Par Serge HARPIN —

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Une parole jubilatoire, un « gai savoir » sur nous-même, libéré donc de « l’esprit sacerdotal » pour citer NIETZCHE, voilà comment je qualifierai l’ouvrage de Rudy RABATHALY, « Pawol anba fèy » . Un livre événement en ces temps de dévotion, en ces temps des clercs et des bigots d’une « heure de nous-même » qui n’en finit pas de sonner depuis plus de trente ans.

 L’ouvrage est composé pour l’essentiel de « billets », magistralement écrits selon les canons de ce genre journalistique proche de la littérature : thèmes d’actualité ou de société, concision, chute inattendue, visée humoristique. C’est ce choix de genre qui donne à ce recueil sa facture singulière. Et même si, notamment dans la dernière partie, (« Tonbé lévé » et « En taxico ») le billet s’enfle, s’étoffe, devient « chronique », l’essentiel demeure : la visée humoristique.

 Le billet en tant que genre offre sur le plan de l’écriture, et cela vaut aussi pour la chronique, un certain nombre d’avantages. Et en tout premier lieu ce recul et ce décalé par rapport à l’événement ou au fait traité que donnent l’humour et l’auto dérision.

 Extrait 1, p.20, « Mignon »

 « Les femmes préfèrent les hommes qui en ont.

 Gélius, dit Fifi, aussi »

 Un titre, « Mignon », et deux phrases. En douze mots, tout est dit : un cliché machiste désamorcé par la chute. L’effet de surprise est total. On rit et par le simple miracle de l’humour « Gélius » le « makoumè » devient un autre « nous-même ». Il y a là une parole nouvelle, originale et libre.

 Rudy RABATHALY c’est aussi l’art, le genre s’y prête bien, de sublimer la banalité du quotidien, des choses et des gens ordinaires et de prendre à rebrousse poil nos mythes sociaux, au sens de « constructions idéologiques » où l’entend Roland BARTHES. La « Rentrée des classes », les « Grèves », la « Toussaint », la « Noël », le « Carnaval », le « Carême », la « Pâques », la « Course de yoles », la « Consommation », les « Concours de miss »…Tous ces mythes structurent et ritualisent le cours de la vie ordinaire, de manière cyclique pour la plupart. Ils font tous l’objet de nombreux billets.

 L’humour et l’auto dérision laissent parfois affleurer une pointe de tragique.

 Extrait 2, p.75 (« Tan fè tan… »

 « Tous les dimanches après midi, Thélor descendait faire une promenade et manger des pistaches à la Française sur la Jetée. Aujourd’hui, son fils qui ne connaît ni la Française ni la Jetée, descend boire de la bière sur le Malécon.

 Vive la Caraïbe européenne. »

 L’auteur évoque par la sobriété d’une double opposition, « pistache » / « bière », « Jetée »/ « Malecon », la fin d’une époque et l’impuissance face à une modernité aveugle. Nostalgie d’une authenticité en dilution !

 Sans entrer dans les théories sur la structure du récit, il faut souligner la multiplicité des « indices » ou si l’on préfère des éléments de contexte dans l’écriture de Rudy RABATHALY. Et cela qu’il s’agisse de billet ou de chronique. J’y vois un souci de créer un effet de réel. Ces indices, bien souvent mis en forme dans les portraits, descriptions de lieux (44 marches, Lameynard, ponton de la Pointe Simon, casino, Colson, Viêt-Nam héroique, le Port, Saint Esprit, mangrove du Diamant, Ermitage, Trénelle) ou de situations, sont de toute nature : objet (sac Guano, ratière, chapelet), aliment (boulette de dongwé, diri dou, toloman, marinades de choux durs, sang frit, chèlou, makadam, soup pyé bèf), plantes, postures du corps (« Elle s’est karé comme une zwa », « sa bouche riait gras dans le cinéma de la personne »), expression du visage (« la dame a fermé sa bouche comme un soudon », « le visage de la serveuse s’est chiffoné »). Même les noms des personnages servent aussi d’indices. j’en ai dénombré plus de 130 (Hérembert, Eulaline, Ermancia, Clairette, Rachelle, Ninette, Démar, Prospérine, Clémenceau, Evariste, Hurard, Sylvère, Eucariste, Sully, Désir, Thélor…). Ils signifient ou expriment tous un univers populaire d’avant modernité. J’ai aussi noté, et ce n’est pas sans rapport à ce qui précède, que curieusement les jeunes dans les récits n’avaient pas de nom, un peu comme si tout en étant proches ils appartenaient à un monde autre, indéfini et indéterminé.

 Il faudrait enfin évoquer la langue. Une langue riche, souple qui mêle tous les registres avec malice et bonheur, passant du français créolisé au français soutenu avec insertion de mots ou d’expression créoles dans un va-et-vient de style qui produit un effet de comique mais aussi de distance.

 Extrait 3, p.26 (« Règlement de compte »)

 « Quand Fertilise déposa son corps sur la chaise, la petite employée de banque – à qui l’on avait dit de recevoir les clients qui ont des problèmes sur leur compte – comprit d’un coup d’œil que la dame assise en face d’elle n’était pas simplement passée pour lui souhaiter une bonne journée.

 Pour masquer sa terreur, elle lança, tout affable.

 – Alors manman, qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

 – Man pa manman’w !

 Tout en crachant cela, Fertilise sortit de son sac un mouchoir servant à imbiber les ruisseaux de sueur coulant dans les plis de son cou et de son arrière-cou. »

 Ce fut la dernière vision dont se souvient la demoiselle de la banque qui lacha deux gouttes de pipi dans son string avant de tonbé léta »

  Sans commentaire !

 Pour conclure, on peut lire « Pawol anba fèy » de R.RABATHALY pour le seul plaisir de se régaler d’une langue pleine d’inventivité et de trouvailles mais aussi parce que ces billets et ces chroniques disent la Martinique telle qu’elle est, sans fard, sans concession et parlent de nous-même avec lucidité et tendresse non sous le mode ennuyeux de la célébrations hiératique très en vogue ou du discours pontifiant habituel, mais sous celui de l’enjouement, de la récréation.

 

(Rudy RABATHALY, 2012, Pawol anba fèy : Ecrits d’imaginaire créole, éd. JASOR)

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