— Par Stéphane Duchêne —
Littérature / Écrivain, conteur, théoricien de la Créolité, disciple d’Edouard Glissant, et même prix Goncourt 1992 pour son roman « Texaco », l’auteur martiniquais Patrick Chamoiseau vient de publier « Le Vent du nord dans les fougères glacées ». Où il continue d’étudier le conteur, cette figure fondamentale de la culture antillaise depuis l’âge des plantations, et explore la question de la transmission. De passage en ville, il revient avec nous sur cette œuvre et quelques grands concepts de la Créolité.
Qu’est-ce qui a présidé à ce livre qui semble être un peu une suite de Le Conteur, la nuit et le panier ?
Patrick Chamoiseau : Le Conteur la nuit et le panier, c’était un peu la mise en forme de mon cours de créativité à Sciences-Po. Dans ce cours, j’explorais l’esthétique du conteur, sa boîte à outils, de manière assez approfondie. Ça fait des années que je réfléchis à cet artiste extrêmement puissant, ce père de la littérature antillaise, puisqu’aux Antilles, nous n’avons pas de bibliothèque à l’origine. Nous avons ce personnage qui, la nuit, pendant les veillées mortuaires, parlait pendant des heures : un fleuve narratif extrêmement complet – le corps parlé, la théâtralité, la danse, le chant.
Dans ce livre donc, je continuais l’exploration de son art, et puis la question m’est venue de savoir ce qu’étaient devenus les vieux conteurs que j’avais eu la chance de rencontrer à mon retour en Martinique dans les années 80. J’avais pu les enregistrer, j’avais même fait une émission de télé avec eux et je les avais perdus de vue. Je me suis rendu compte qu’ils sont tous morts à ce jour et m’est alors venue la question de ce qui est resté de leur art, de cette tradition née dans le système esclavagiste, est-ce qu’il y a eu une transmission ? Visiblement non puisque les nouveaux conteurs sont d’une autre nature, avec d’autres intentions.
C’était important pour moi car la question de la transmission se pose de manière assez cruciale dans le monde contemporain où l’imprévisible, l’incertain, l’impensable sont très présents. Nous ne savons pas dans quelle société nous allons vivre dans les vingt ou trente ans à venir. Encore moins quelle couleur de peau auront nos enfants, quelle langue ils vont parler, où ils vont habiter. Nous sommes véritablement, avec les bouleversements techno-scientifiques, les changements du métabolisme planétaire, face à une très grande incertitude. En plus avec l’extrême fluidité des relations entre les cultures, les civilisations, nous sommes dans des devenir accélérés où la question de la transmission se pose autrement qu’elle ne se posait dans les communautés anciennes, très stables qui visaient à se reproduire elles-mêmes. Quand j’ai ce genre de questions, je me mets alors à imaginer et je traite ce genre de questions de manière artistique, en écrivant.
La figure du conteur est d’autant plus importante qu’originellement, au sein de la plantation, à l’origine, il se pose comme un élément de bouleversement de l’ordre établi puisqu’il est le seul dépositaire d’un acte créatif et d’un acte qui par là est en soi contestataire.
Oui, c’est-à-dire que les Antilles, les Amériques d’une manière générale, vont naître avec ce navire effrayant qu’est le bateau négrier. Des milliers de bateaux qui pendant des siècles vont traverser l’Atlantique avec leur cargaison de captifs vont d’une certaine manière déchirer l’océan et déchirer le monde : ils vont créer un nouveau monde. Et lorsque le système des plantations va se mettre en place, il va représenter la frappe inaugurale du capitalisme-monde triomphant tel qu’on le connaît aujourd’hui. C’est vraiment une période extrêmement fondatrice et notamment pour les captifs africains qui arrivaient à survivre à l’épouvantable traversée, qui arrivaient dans la plantation où ils rencontraient des survivants amérindiens. Ils se retrouvaient alors à devoir renaître dans un nouvel environnement mais aussi obligés de retrouver une humanité qui leur était désormais complètement refusée. Ils étaient dans tous les sens du terme dans une période de refondation du monde et de refondation d’eux-mêmes.
Ce qui va alors se produire c’est que pour renaître, ils vont bien être obligés de contester l’esclavage. Cela va se faire par le danseur, le chanteur jusqu’à donner naissance au conteur. Et c’est véritablement lui qui va doter d’une parole commune ce surgissement anthropologique d’être de tous horizons qui se rencontrent dans la plantation. Cette parole, le conteur va la leur donner. Mais il est aussi le porteur d’une résistance à l’esclavage par son acte créatif. La résistance va prendre des formes multiples : le suicide, les révoltes incessantes, le marronnage – des esclaves qui fuient dans la forêt, incendient les champs – mais les résistants les plus déterminants sont ceux qui vont rester dans la plantation et qui, à l’insu du maître, vont déployer une parole, une culture de résistance, un imaginaire différent et inattendu.
Toute la situation antillaise est d’une extrême modernité
D’après vous, au-delà de la naissance des Antilles et des Amériques, on ne peut pas comprendre le monde – ce monde mondialisé dans lequel nous vivons – sans comprendre le tragique inaugural que furent les bateaux négriers.
Exactement. Si l’on regarde bien, un bateau négrier, c’est quoi ? Qu’y a-t-il derrière ? Une grande compagnie maritime d’État, avec des autorisations étatiques donc, des armateurs, et derrière ces armateurs, toute une série d’actionnaires qui vont miser leur argent. Car un voyage négrier qui réussit ramène beaucoup d’argent. Derrière, donc, il y a tous les actionnariats du capitalisme qu’on connaît aujourd’hui. Et quand on voit le système des plantations, le rapport des colonies à leur métropole, qu’on analyse ce fonctionnement commercial, la négation de l’humain, la négation du vivant, l’exploitation à outrance qui commence dans les colonies et s’étend au monde entier, on voit qu’il y a une métamorphose de la colonisation au capitalisme.
J’ai tendance à considérer que la colonisation et le capitalisme sont de la même substance : le profit maximal au détriment de l’humain et du vivant. La frappe qui s’est d’abord circonscrite aux colonies s’est ensuite étendue au monde entier et a donné le capitalisme-monde. Ce qui fait que lorsqu’on étudie le système des plantations comme l’a fait Edouard Glissant de manière extraordinaire, on entre immédiatement dans la réalité contemporaine. C’est pour cela que je considère Glissant comme un artiste puissant car le fait même d’essayer de décoder le système des plantations et ses systèmes de résilience humaine l’a amené directement dans la modernité la plus extrême. D’ailleurs toute la situation antillaise est d’une extrême modernité.
À propos de Glissant, vous êtes l’un des fondateurs du mouvement littéraire de la Créolité, qui a apporté une réponse au mouvement de la Négritude de Césaire et Senghor. Comment est-on passé du concept de négritude – la négation du modèle blanc – à cette idée, véhiculée par Glissant, de Créolisation, qui est un modèle plus complexe ?
Il faut d’abord voir qu’il y a deux époques : une époque, celle de Césaire, où la colonisation est triomphante, d’abord – on n’arrive plus aujourd’hui à imaginer ce triomphe absolue du racisme, de la hiérarchie des civilisations, des choses qui, se faisant dans les colonies, ne se faisaient pas dans les métropoles. À partir de là, le problème de Césaire et de la négritude, c’est ce racisme, cette négation totale du phénotype nègre. L’esclavage de type américain qui a concerné des millions d’Africains n’est pas un esclavage qu’on peut assimiler à tous les esclavages antiques ou modernes. Ceux-là étaient des statuts juridiques auxquels on pouvait échapper, alors que l’esclavage de type américain va inventer le nègre, une espèce de créature qui n’est pas un homme mais intrinsèquement un esclave. Et cette damnation du phénotype nègre va durer jusqu’à aujourd’hui. Il n’y a pas un pays, pas une culture dans le monde, où l’opprobre ne pèse pas sur le phénotype noir.
Quand Césaire en parle il a deux problèmes : se débarrasser de la colonisation et lutter contre cette essentialisation du nègre comme sous-produit et, donc, la décolonisation et la valorisation de l’Afrique et de ses cultures. Le problème de Glissant sera différent : il commence à s’intéresser au monde à partir de la décolonisation. Et lui aura cette intuition géniale, il dira : fondamentalement, ce qui s’est produit avec la colonisation c’est que toutes les cultures et civilisations se rencontrent, se mélangent, interagissent. Il va alors s’intéresser au phénomène de rencontre des cultures, de leurs implications, il va se pencher sur le système des plantations et découvrir ce phénomène anthropologique qu’on appelle « Créolisation » : la rencontre massive des peuples, des cultures et des individus. Pour ensuite en dégager le principe actif qui va présider à la mondialisation : la Relation.
Le monde est mis sous relation mais ce que Glissant va dire c’est que, dans la mondialisation économique, les peuples subissent une sorte de choc mutuel et nous devons alors faire de ces chocs une manière de passer un nouveau stade de notre humanisation. C’est pourquoi il explique qu’il faut passer de la mise sous relation à une mise en relation : penser à ce que nous allons devenir, dans le respect de la différence et de la diversité. On a véritablement une continuité entre Césaire et Glissant : l’urgence de la décolonisation et l’urgence de vivre dans un monde qui a changé.
Le conteur a-t-il un rôle particulier à jouer dans le fait relationnel ?
Oui, il est véritablement un tournant de l’humanité. On ne sera plus dans les communautés archaïques, avec des systèmes symboliques, religieux, culturels, qui vont contraindre l’individu au service de la communauté, on va entrer dans un monde où la fluidité va être extrême et où l’individuation va devenir très importante. Le conteur, lorsqu’il va parler, ne sera pas un agent communautaire comme le griot africain qui parle au nom de la communauté, il sera un individu qui va improviser son expression, sa créativité pour tenter de vivre de manière plus humaine. Son expérience individuelle va servir d’exemple à ceux qui vont l’écouter et qui eux-mêmes vont comprendre leur propre devenir humain. Pour comprendre la situation, il suffit de regarder un orchestre de jazz. Un orchestre philharmonique est un ensemble communautaire où chacun à une partition préalable, alors que l’orchestre de jazz ce sont des monstres d’individuation qui ne vont pas exécuter une partition écrite d’avance mais vont improviser dans un instant de rencontre – donc la Relation est là. Des individus se rencontrent, improvisent, expriment leur individuation, se construisent dans le rapport à l’autre. La musique de jazz est une musique relationnelle. C’est ce que vont exprimer la parole et l’esthétique du conteur.
En tant qu’héritier des conteurs, vous ne souhaitez plus écrire de roman mais ce que vous appelez des « saisies narratives » ou des « organismes narratifs », pouvez-vous expliquer cela et la raison de cet éloignement du roman, une forme qui vous a valu le Goncourt en 1992, pour Texaco ?
C’est mon petit fonctionnement interne (rires). C’est vrai que le roman est une forme littéraire extrêmement puissante dans la mesure où c’est le nom qu’on peut donner au tout possible narratif. Ce n’est pas un canon mécanique, on peut tout y faire et c’est pourquoi cette forme narrative a dominé pratiquement toutes les autres. Elle est capable d’avaler toutes les autres catégories. Mais ce n’est pas là le problème. Le problème c’est la charge mentale qui accompagne le mot roman (rires). Si je m’installe à ma table de travail et me dit « je vais écrire un roman » j’ai toute cette littérature que j’ai adorée qui me tombe dessus : le XIXe siècle, le nouveau roman, toute cette problématique romanesque. Donc je me dis : évacuons ce mot pour trouver un maximum de liberté, d’autant que, comme ça fait longtemps que je travaille sur la question du conteur créole, quand je regarde ce que fait un conteur créole pendant toute une nuit, ce n’est pas une série de petits contes avec un début et une fin mais véritablement un fleuve narratif extrêmement puissant qui va durer des heures et nous rappelle l’aube de l’Humanité.
À l’aube de l’Humanité, homo-sapiens va produire, dans son rapport terrifiant à un réel qu’il ne comprend pas, un ordre. C’est là qu’il va entrer en narration, ce qui va l’aider à mieux vivre dans ce réel inexplicable, fonder un rapport habitable au monde. Vont alors surgir ces formes de constructions communautaires que nous connaissons : cosmogonies, mythes fondateurs, légendes, sagas. Mais comme l’impensable du réel est terrifiant il va extraire du réel, des bouts de réalité. Ce qu’il va interpréter du réel, ce seront des sortes de simplifications qu’il va transformer en réalité et ça va donner le récit. Il produit donc des récits qui vont créer autour de son esprit une sorte d’imaginaire. Il va alors vivre dans la bulle de son imaginaire, il n’habite pas le réel. Cette bulle, il va la construire avec une multiplicité de récits. Or le roman appartient au récit, il produit du réel et de l’intelligibilité.
On a donc le récit et, à l’autre bout, on a la narration qui demeure un inatteignable, un impensable. Du côté de la narration, on aura le sorcier qui va continuer à parler aux formes invisibles, à deviner ce qu’on ne peut deviner. Il va donner naissance à l’artiste et parmi les artistes on a bien entendu le poète, qui est le maître de la narration. À l’autre bout, on a le conteur ordinaire qui va produire des récits qui entrent dans la bulle d’imaginaire des civilisations et permettent de créer un univers vivable. Quand je dis, donc, « organisme narratif », je crois qu’aujourd’hui, il faut retrouver la complexité de la narration initiale, parce qu’elle est restée en face de l’infinie complexité du réel et de son indicible, c’est pourquoi les poètes sont si précieux. La poésie est en face du réel, elle est dans la narration et ce que va produire un poème, c’est de dire l’indicible, de transmettre l’intransmissible. C’est très précieux.
Quand un grand poète apparaît, il nous maintient en contact avec le mystère du réel que l’on perd si on est purement dans le récit qui fabrique de la réalité. Ce qui fait que un écrivain contemporain, aujourd’hui, a en quelque sorte à sa disposition les chevaux du récit et les dragons de la narration. Et il doit chevaucher cet attelage. Un grand conteur n’est pas simplement dans le récit mais garde aussi en main les brides de l’attelage des dragons de la narration. L’organisme narratif, pour moi, gère cette complexité.
Vous êtes un auteur très politique, on l’aura compris. Quel regard portez-vous sur les résultats des derniers scrutions nationaux en Martinique où le Rassemblement national a fait des scores spectaculaires ? Comment expliquer au regard de l’histoire esclavagiste des Antilles qu’une telle chose soit possible ?
C’est vraiment une alerte maximale, le signe que nous sommes dans une situation où l’obscurantisme progresse de manière préoccupante, dans ce qu’on appelle l’Outre-mer. Bien sûr, c’est le cas dans le monde entier : l’Amérique de Trump, le Brésil de Bolsonaro, l’Israël de Netanyahou, l’Italie de Meloni, on est vraiment dans des régressions absolues. Et ce ne sont pas simplement de petites opinions politiques, on a véritablement des gens viscéralement attachés à un mode d’involution incarné par ses personnages.
Même lorsque la démocratie arrive à s’en sortir, on voit que la menace est encore là, encore plus virulente, plus extrême. Ce qui se passe dans le monde se répercute dans les pays d’Outre-mer parce que ces pays sont dans une situation si particulière de déresponsabilisation collective, de dépendances multiples et d’assistanat que ç’a créé à la fois un système et un syndrome. Que des descendants d’esclaves, des damnés historiques, des gens qui ont subi toutes les avanies du colonialisme et de l’exploitation et du dénigrement puisse voter pour l’extrême droite est le signe que le système Outre-mer, le syndrome Outre-mer, sont dans un état de pourrissement extrême. Et qu’il nous faut absolument en sortir.
Comment ?
Pour ça la France doit moderniser son rapport à ses anciennes colonies, nettoyer sa constitution – qui est une constitution d’après-guerre née dans un monde aujourd’hui obsolète –, essayer de reconnaître qu’une république peut aussi être une république unie, ce qui permettrait au pacte républicain d’accueillir des peuples différents. Et bien sûr, faire disparaître cette notion d’Outre-mer et créer de véritables partenariats avec ces peuples nations qui jusqu’à maintenant n’ont pas d’État et sont soumis aux involutions du monde de manière préoccupante.
D’autant plus qu’avec toutes les catastrophes à venir, nous aurons besoin de sortir de cette déresponsabilisation, de ce principe d’assistanat, qui ont présidé à la transformation des colonies en fictions provinciales de la France. Il faut assainir tout cela très vite et on a à peine quelques d’années pour le faire. Il faut que ces peuples soient en mesure de se confronter directement à la complexité du monde et d’affronter de manière responsable tout ce qu’il y aura à faire dans l’urgence, avec intelligence et agilité mentale. Ça, on ne pourra pas le faire dans un système d’assistanat, de dépendance et de déresponsabilisation.
Source : Le petit Bulletin