— Entretien réalisé par Muriel Steinmetz —
Il publie la Matière de l’absence, un livre puissant qui part d’un deuil personnel pour se hisser à l’universel humain en passant par la Martinique, qui brasse tant de cultures payées au prix fort, depuis la traite négrière jusqu’à la colonisation.
À l’occasion de la sortie de la Matière de l’absence, Patrick Chamoiseau (né en 1953 à Fort-de-France en Martinique), qui obtenait en 1992 le prix Goncourt pour son roman Texaco, nous a accordé un entretien. Il y est question, entre autres, de la mère, de la terre mère, de la créolité et du « tout-monde », prôné par son maître et ami Édouard Glissant.
Tout roman n’est-il pas autobiographique ?
Patrick Chamoiseau La création romanesque mobilise toutes les ressources, y compris celles de la propre vie de l’auteur. C’est toujours une expérience subjective singulière, qui se transmet dans le langage et le thème donnés. La Matière de l’absence peut donc être considérée comme autobiographique au sens d’un exercice d’exploration et de connaissance poétique sur le cheminement d’une conscience. La disparition de ma mère, il y a une dizaine d’années, m’a obligé à mobiliser tout ce que j’étais et à définir ce que j’allais devenir. Dans les communautés anciennes, on nommait cela « l’initiation ». Une partie de vous-même disparaît. Ce qui reste permet de continuer sur un élan nouveau.
J’explore le « je », soit la construction singulière d’une personne, la manière dont moi, individu, j’ai été confronté aux réalités des Antilles et du monde. Cela me permet aussi d’élucider une expérience collective. Il s’agit d’un « je » étroitement lié à « nous ». C’est une sorte d’épique nouveau, celui de la relation d’un individu, dans l’intime de son expérience, qui éclaire à la fois celle de sa communauté et l’expérience humaine en son entier. La mort, la perte d’un être aimé, cela existe depuis les débuts, déterminant les splendeurs des rituels, du sacré, des symboles, des cultures et des civilisations. Aux Antilles, c’est dans la « déshumanité » de l’esclavage que les esclaves ont eu ce jaillissement de créativité qui a donné toutes les cultures des Caraïbes et des Amériques.
La mort de la mère vous a conduit à parler de la terre mère, la Martinique…
Patrick Chamoiseau Oui, bien sûr. Edgar Morin le dit justement : « Nous sommes des individus mais nous sommes aussi déterminés par notre espèce et par la société dans laquelle nous vivons. » J’appartiens à la culture antillaise née de la traite, de la colonisation et des exploitations coloniales. J’appartiens enfin à l’époque du « tout-monde », comme l’a dit Édouard Glissant. Pour lui, nous ne sommes plus enfermés dans un absolu linguistique, territorial, historique, mais chahutés par les grands vents de la relation. Les cultures se touchent, les dieux aussi, les langues s’emmêlent.
Vous remontez très loin…
Patrick Chamoiseau J’ai eu ma période anticolonialiste lors de l’adolescence, puis j’ai voulu comprendre qui j’étais, car il y a en nous, Antillais, un mélange d’Afrique, d’Europe et des Amériques. Nous sommes dans une situation inédite, difficile à cerner. Devant un tel maelström de diversités, on a eu tendance à simplifier. C’est pourquoi la notion de négritude a eu un tel impact. Nous nous sommes dit : nous sommes des descendants d’Africains, nous sommes des Noirs. Des gens comme Glissant et Franz Fanon ont précisé que nous venons des Amériques et des Antilles. L’Afrique est certes déterminante, mais le jazz n’est pas une musique africaine. Il est créole. Quand on creuse le phénomène de créolisation et de mélange, on tombe sur la totalité du monde. Et l’Europe est en nous, puisque nous sommes nés dans la colonisation. Et il y a eu les immigrations venant d’Asie et, bien entendu, le substrat des cultures amérindiennes. La créolisation constitue une expérience de relation qui mobilise la diversité du monde, jusque dans la cuisine, la musique, les habits… La mort de ma mère ne pouvait être une mort exclusivement personnelle et familiale.
Il y va d’une histoire de l’humanité dans son ensemble, retracée non par un historien ou un anthropologue, mais par un écrivain…
Patrick Chamoiseau Dans la créolisation, il s’est passé un phénomène relationnel de taille : la mise en contact des cultures, des peuples, des imaginaires. Le problème est que tout cela a été raconté par le colon vainqueur qui ne parle que de lui-même, ne s’intéresse pas aux Amérindiens génocidés, aux esclaves résistant dans les plantations et qui ont inventé la biguine, la salsa, le tambour, le jazz… Donc, nous n’avons pas de récit. Il y a un grand silence, non seulement du discours historique, mais aussi de la recherche en sciences humaines, en psychologie, en psychanalyse. Dès lors, nous sommes passés du cri poétique de Césaire à la parole analytique et au mode de connaissance poétique de Glissant.
Il était votre ami, votre maître…
Patrick Chamoiseau Il est pour moi déterminant. Pour lui, le mot « poétique » signifiait une connaissance plus sensible, plus ouverte, plus vaste, qui suscite des dynamiques, dégage des possibles, ménage la complexité et l’obscurité des choses, mais qui, dans le même mouvement, permet de réfléchir, d’agir, de comprendre. Dès les années cinquante, Glissant est très actif dans le travail de décolonisation. Il est aux côtés du FLN algérien mais, dans son ouvrage Soleil de la conscience, il signale que ce n’est pas simplement le monde des colonisés contre celui des colonisateurs, car ce qui s’est produit avec la colonisation va marquer les temps à venir. Désormais relié, le monde est devenu « tout-monde ». La colonisation, fût-ce jusque dans la violence, le crime, l’exploitation, a d’une certaine manière relié les cultures et les civilisations. Glissant a porté un regard lucide sur les dynamiques essentielles du monde contemporain. Pour lui, sous la mondialisation économique dominante, il y a la « mondialité ». Les individus doivent se construire à l’échelle de la « totalité-monde ». Nos sociétés sont multitransculturelles. En France, plusieurs histoires galopent entre elles. Il est absurde d’aborder les grandes migrations en se réclamant d’une patrie, d’une nation devant demeurer étanche pour mieux se préserver. Le monde réel est fait de fluidités, de changements. Nous ne pourrons pas, dans les années à venir, faire l’épargne d’une grande charte internationale concernant les migrants.
Vous ajoutez à la langue française un chapitre verbal important…
Patrick Chamoiseau L’Afrique nous a donné la polyrythmie. C’est une colonne vertébrale anthropologique. Dans le choc des langues (colonialistes, africaines, amérindiennes), a eu lieu le surgissement du créole, avant tout oral. Il vient vers moi avec des contes, des proverbes, des chants et un génie narratif qui tient à l’oralité. Quand j’ai commencé à écrire…