— Par Selim Lander —
Lucas Belvaux a porté au cinéma le roman de Philippe Vilain, théoricien de l’autofiction et romancier de l’amour, de ses joies et de ses peines, de ses essais et de ses erreurs. Un professeur de philosophie, Clément, à peine émoulu de l’université, est nommé à Arras pour son premier poste. Il est parisien, issu d’une famille bourgeoise et cultivée, il a déjà publié un livre, alors Arras… ! Trois jours par semaine dans une telle ville, même si l’on éprouve un certain plaisir à (s’écouter) enseigner, c’est « ennuyant ». Donc on se désennuie en allant se faire couper les cheveux, on remarque la jeune personne, Jennifer (!), qui coiffe, on revient la voir, on la séduit.Mais une coiffeuse provinciale et un intellectuel parisien « ça peut pas le faire », a priori. Le film raconte la descente aux enfers de Jennifer : elle n’en est pas bien sûre mais elle croit avoir trouvé l’amour de sa vie. Tandis que lui est totalement incapable de répondre à son amour comme elle le voudrait, non pas tellement à cause de la différence de milieu et de culture, mais à cause d’une incapacité – constitutive ou acquise, peu importe – de s’engager.
Le principal intérêt du film est peut-être dans ce contraste entre les caractères. Jennifer est enthousiaste, elle rit, elle va au karaoké avec ses deux collègues de travail, elle veut être heureuse, elle croit que le bonheur est possible, elle croit au grand amour. Elle n’est pas une fille facile – un divorce a laissé des traces – il faut lui faire la cour pour la conquérir. Elle est d’ailleurs loin d’être bête et ne se laisse pas déconcerter par les leçons de son amant philosophe. Clément est d’une extrême gentillesse avec elle, il a sans doute besoin d’elle, il ne la trompe pas pendant le reste de la semaine, à Paris. Il l’aime sans doute, à sa façon, qui n’est pas la bonne, en tout cas pas celle dont Jennifer a besoin.
On voit bien que l’argument du film concerne bien moins les situations concrètes des deux protagonistes, aussi contrastées soient-elles, que leurs caractères opposés. Cela étant, le film pourrait être une comédie romantique de plus, une de ces séries B à la française comme il s’en produit tant chaque année, s’il n’était porté par une interprétation magnifique, à commencer par celle d’Emilie Dequenne : elle exprime d’une manière proprement stupéfiante la fragilité de son personnage qui rit trop pour être vraiment heureux. Loïc Corbery, jeune pensionnaire de la Comédie Française, bien que cantonné dans un registre moins spectaculaire, parvient à émouvoir en dépit de sa froideur. Les deux autres coiffeuses, Cathy et Nolwenn (!), forment avec Jennifer un trio de karaokeuses (?) d’enfer. Sandra Nkaké (Cathy) interprète une chanson créole tout en douceur, karésé mwen (Caresse-moi)
Soley-la ka kouché Le soleil s’est couché
Lalun-la ka lévé La lune s’est levée
Kokotyé ka boujé… Le cocotier a bougé…
Emilie Dequenne chante, elle aussi :
I will survive
oh ! as long as I know how to love I know I’ll stay alive
I’ve got all my life to live
I’ve got all my love to give
and I’ll survive
I will survive
hey hey
it look all the strength I had not to fall apart
kept trying hard to mend the pieces of my broken hart…
Elle s’est rendu compte peu de temps auparavant qu’il ne lui faut plus aimer cet homme, Clément, parce qu’il ne pourra que la faire souffrir. Et puisque le titre du film fait directement référence à Proust, on songe au narrateur de la Recherche, au moment où il prend conscience de l’inanité de son amour pour Albertine : « Je regardais une flambée brûler d’un seul coup un roman que j’avais mis des millions de minutes à écrire » (in La Prisonnière). Pour en revenir au film, la scène dans laquelle Jennifer passe du rire à la colère (les larmes viendront après, quand elle chantera I will survive) est saisissante et confirme que la comédienne est capable de tout jouer.
C’est une autre chanson, empruntée à Edith Piaf, qui accompagne le générique de fin, toujours chantée par E. Dequenne :
Ça ne peut pas durer toujours
C’était une histoire d’amour
Dont rien désormais ne demeure,
Il faut toujours que quelqu’un pleure
Pour faire une histoire d’amour…