Penser la religion en matérialistes historiques
Nicolas Mathey
L’Emprise des religions Manière de voir, éditions le Monde diplomatique numéro 145, février-mars 2016, 98 pages,
8,50 euros.
Face à l’inhumaine absurdité du monde libéral, il nous faut aussi comprendre le phénomène religieux qui prétend lui répondre. Citons Marx : « Tout bouleversement historique des conditions sociales entraîne en même temps le bouleversement des conceptions et des représentations des hommes et donc de leurs représentations religieuses. » Dans le dernier recueil d’articles du Monde diplomatique, on retrouvera justement l’analyse des conditions qui encouragent la résurgence politique du religieux. Ainsi, « les régimes arabes n’ont jamais cessé d’instrumentaliser la religion musulmane », note Akram Belkaïd. D’autres contributions se penchent sur l’importance électorale des Séfarades en Israël, du mouvement Gülen en Turquie, et de l’Opus Dei dans le monde chrétien. Au-delà de ces confusions entre pouvoirs religieux et politiques, c’est la question de la nécessité de croire que pose le philosophe Jacques Bouveresse. Y compris par une « une religion de l’humanité », selon l’expression de Durkheim.
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Ethnographie surréaliste dans le champ jazzistique
SOCIOLOGUE Michael Löwy
La Nuée. L’AACM : un jeu de société musicale Alexandre Pierrepont. Éditions Parenthèses, 443 pages, 19 euros.
Ce riche essai étudie l’histoire de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), un collectif de jazzistes noirs, fondé à Chicago en 1965 par Muhal Richard Abrams et ses amis. Selon la description poétique d’Alexandre Pierrepont, l’AACM est à la fois « une coopérative, une fraternité, une société secrète et ouverte, un mouvement socio-musical, un laboratoire d’expérimentation sociale, une institution alternative, un amas d’étoiles, une nuée ». Cent soixante-trois musiciens, hommes et femmes, ont appartenu à cette « communauté élective », à Chicago et à New York, en passant par Paris. Proche du Black Power, tout en gardant une distance envers toute organisation politique, l’AACM s’organise selon le « Respectful Anarchy », qui tente de conjuguer solidarité et autonomie. Explorant les « mines d’or bleu » de leur musique expérimentale, l’auteur met en évidence leur rapport avec un sacré dans l’univers, leur référence talismanique à l’Afrique, et leur éthique de créativité.
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Pour une sociologie sérieuse, continuons le « sport de combat »
Mustapha Belhocine
De la classe ouvrière aux classes populaires Revue Savoir/ Agir, numéro 34, 128 pages, 10 euros.
Treize ans après la disparition de Pierre Bourdieu, la revue Savoir/Agir, coordonnée par le sociologue Gérard Mauger, entend réhabiliter la sociologie. Héritant du sociologue l’idée que « la sociologie est un sport de combat », ce dossier montre qu’elle impose de traiter toutes les ressources – statistiques, ethnographiques, historiques – des sciences sociales, pour contrecarrer les thématiques ressassées ad nauseam : « fin du marxisme », « fin de la classe ouvrière », « fin de la lutte des classes », etc. Le dossier de Savoir/Agir montre que toutes ces « fins » annoncées sont d’abord et avant tout celles de tout effort d’analyse sérieuse. Mettant en évidence la persistance des inégalités sous toutes leurs formes dans le monde réel, tout en distinguant la « classe théorique » (« sur le papier ») de « la classe mobilisée », les auteurs mettent en valeur « la contribution à la réflexion collective sur une question qui reste d’actualité ». La sociologie, « sport de combat » ? Oui, mais à condition d’être pratiquée sérieusement.
michèle riot-sarcey
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Les « subalternes », sujets de leur propre histoire
Laurent Etre
Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France Michèle Riot-Sarcey. Éditions la Découverte, 353 pages, 24 euros.
Dans son dernier ouvrage, l’historienne Michèle Riot-Sarcey nous invite à retrouver le souffle de liberté d’une « révolution française oubliée », celle de 1848. Le 22 février 1848, dans le contexte d’une grave crise économique, le peuple de Paris se soulève. Deux jours plus tard, le roi Louis-Philippe abdique et la seconde République est proclamée.
Très vite, une politique sociale se met en place, avec la création d’« ateliers nationaux », pour résorber le chômage. Mais, en juin, l’Assemblée vote leur dissolution. Et la révolte ouvrière qui s’ensuit est réprimée dans le sang. En surface, le chapitre est clos, de la façon la plus tragique. Du point de vue de « l’histoire souterraine du XIXe siècle » à laquelle Michèle Riot-Sarcey nous convie, en revanche, il n’en est rien. Il se pourrait même, à suivre l’auteure, que 1848 trouve un écho fécond dans les mouvements d’émancipation de notre époque : « Largement dominé par les activités “immatérielles”, aujourd’hui (le prolétariat) survit. Et la question de son émancipation, avec celle du plus grand nombre, est toujours d’actualité. C’est pourquoi il nous appartient de raviver la mémoire de ceux qui, avec leurs arguments, leur mode de pensée, leurs pratiques, ont cru, un temps il est vrai très court, qu’ils pouvaient être libres sans imaginer le moins du monde qu’ils participaient “dans le secret du XIXe siècle” à l’œuvre d’émancipation à venir. »
Libres ? À l’époque, le mot a une force que les classes dominantes n’ont eu de cesse d’éroder jusqu’à nos jours, en réduisant la liberté à ses dimensions politiques formelles. La liberté dont il s’agit alors est aussi sociale. C’est, selon les mots du socialiste utopique Pierre Leroux, « une manifestation de vie, parmi nos semblables », un « pouvoir d’agir », autant collectif qu’individuel. 1848 est ainsi « le temps des associations », souligne Michèle Riot-Sarcey. Des associations qui puisent dans la tradition des sociétés de secours mutuel et ont différentes vocations, corporative ou coopérative. « Creuset de l’autonomie ouvrière », elles effrayeront les possédants, mais susciteront aussi de l’incompréhension et parfois de la condescendance chez Marx et Engels. (Plus chez le second, en fait, car comme le montre l’historienne, la pensée de Marx a connu des inflexions sur le sujet.)
Restituer aux « subalternes » d’hier et d’aujourd’hui le « statut de sujets de leur propre histoire » apparaît dès lors le cœur de la démarche de Michèle Riot-Sarcey. Avec, en creux, un défi de taille : concevoir une nouvelle articulation entre les théories et les pratiques émancipatrices.
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Rituels aux prémices de l’agriculture
Professeur d’archéologie Boris Valentin
Le Premier Temple. Göbekli Tepe Klaus Schmidt. CNRS Éditions, 416 pages, 29 euros.
C’est une récente et très grande trouvaille archéologique. À Göbekli (Turquie), des chasseurs-collecteurs pratiquant déjà un peu d’agriculture bâtirent, il y a 11 000 ans, des monuments composés de piliers en pierre de plusieurs tonnes. Ces monolithes portent en bas-reliefs des bêtes d’allure plutôt inquiétante : félins, renards, sangliers, oiseaux aux genoux humains, serpents, araignées… L’auteur illustre et décrit ces figures envoûtantes, se faisant le guide passionné de sa propre découverte. On le suit pas à pas dans ce qu’il interprète comme un grand centre cérémoniel dont seule une petite portion a été fouillée. On l’accompagne dans ses questionnements et interprétations, des plus factuelles jusqu’aux très spéculatives, par exemple sur la mise en culture des premiers champs pour nourrir la main-d’œuvre enrôlée dans ce chantier colossal. Entre conjectures prudentes et acquis mis en perspective, la préface de Jean Guilaine fait utilement le partage.