Pap Ndiaye : « L’esclavage a disparu, la hiérarchie sociale et raciale s’est maintenue »

— Propos recueillis par Benoît Hopquin —

pap_ndiayeLa réparation du préjudice lié à l’esclavage a récemment resurgi dans le débat national, notamment quand le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a déposé plainte contre la Caisse des dépôts et consignations, le 10 mai. Le CRAN estime que l’institution a tiré un profit indu, au XIXe siècle, de l’abolition de l’esclavage en Haïti, laquelle avait donné lieu à des « réparations » financières versées à d’anciens propriétaires d’esclaves et de terres. Pap Ndiaye, professeur d’histoire nord-américaine à Sciences Po et auteur de La Condition noire, s’interroge sur le sens qu’il convient de donner à ce débat aujourd’hui.

La loi Taubira de 2001 a reconnu les traites et les esclavages comme un crime contre l’humanité. Aujourd’hui, le CRAN et son président, Louis-Georges Tin, demandent réparation financière pour les descendants d’esclaves. Qu’en pensez-vous ?

La question des réparations n’est pas nouvelle : dès que les abolitions furent proclamées, au XIXe siècle, des affranchis ont réclamé des arriérés de salaire. Aux États-Unis, l’ancien esclave Jordan Anderson a écrit à son ancien maître, en avril 1865, afin de demander, pour lui et sa femme, le paiement de cinquante-deux années cumulées de salaire. La première action collective d’anciens esclaves remonte aux années 1890. La question a été posée très régulièrement par la suite, jusqu’à prendre une nouvelle vigueur au début des années 2000, d’abord aux Etats-Unis et dans les pays caribéens, puis très vite en France. Les réparations versées aux Japonais d’Amérique internés dans des camps, pendant la seconde guerre mondiale, ainsi qu’aux victimes de la Shoah et à leurs descendants, ont fourni un argument supplémentaire. La première version de la loi Taubira incluait une clause, abrogée en commission, relative à un comité chargé de déterminer le préjudice et les conditions des réparations.

Le problème est de s’entendre sur cette fameuse notion de « réparation ». Il importe de ne pas la réduire à une question financière. Faute de pédagogie là-dessus, beaucoup imaginent qu’il s’agit de distribuer des chèques aux descendants d’esclaves, ce qui est hors de question pour la plupart de celles et ceux qui débattent sérieusement des réparations. Historiquement, les personnes ou les mouvements qui ont demandé des réparations ont le plus souvent fait état de la situation collective des descendants d’esclaves, marquée par des injustices criantes, pour réclamer une lutte plus efficace contre le racisme institutionnel et les discriminations, ainsi qu’une prise en compte significative de leur histoire. Ces questions ont une dimension matérielle et financière – la lutte contre le racisme n’est pas gratuite, un musée non plus -, mais elles ne se résument pas à une question d’argent.

Pourquoi réparer aujourd’hui, un siècle et demi après l’abolition française, en 1848 ?

Les esclaves n’ont jamais été indemnisés. De fait, les seules réparations versées au lendemain des abolitions l’ont été aux anciens propriétaires d’esclaves. En France, une loi d’avril 1849 leur a octroyé 6 millions de francs pour indemniser la perte de leurs esclaves. Elle avait été votée sous la pression des planteurs, au nom de la paix sociale et pour dédommager des petits propriétaires qui se disaient menacés de faillite. Victor Schoelcher [l’initiateur du décret d’abolition] a réclamé en vain que l’indemnité fût aussi octroyée aux esclaves. Les planteurs britanniques ont reçu des sommes très importantes de la Grande-Bretagne, après 1833. L’abolition les a enrichis. En revanche, les propriétaires américains n’ont pas été indemnisés : Lincoln l’avait envisagé un temps, mais la guerre de Sécession a évacué la question.

Le grand drame des abolitions est qu’elles n’ont pas été accompagnées d’une redistribution des terres, ce qui aurait permis aux anciens esclaves et à leurs descendants de s’en sortir. Dans le sud des Etats-Unis, la promesse faite par le général Sherman de « quarante acres et une mule » pour les familles d’affranchis n’a pas été tenue. L’absence de réforme agraire a prolongé les structures de domination. Cela vaut pour tous les pays qui ont pratiqué l’esclavage. C’est flagrant au Brésil, où la plupart des présidents, jusqu’à Lula, étaient issus de la classe des anciens propriétaires, ou en Martinique, où les békés possèdent toujours 70 % des terres. Finalement, les abolitions ont été à demi réalisées, en sauvegardant les intérêts des élites locales.

Quelles en sont les conséquences aujourd’hui ?

La principale conséquence est que la structure sociale des régions concernées est encore marquée par l’esclavage. Faulkner, homme du Mississippi, a écrit que « le passé n’est pas mort. En fait, il n’est même pas passé ». Les élites sont, dans l’ensemble, issues des anciens propriétaires, tandis que les descendants d’esclaves sont, dans l’ensemble, dans les positions les plus modestes. Il y a bien entendu des trajectoires exceptionnelles, permises par le développement de l’éducation secondaire et supérieure. Il existe aussi toutes sortes de groupes intermédiaires, et les migrations ont joué leur rôle pour complexifier le « feuilletage » social. Néanmoins, il est frappant de constater à quel point le passé esclavagiste imprime sa marque sur les sociétés contemporaines. L’esclavage a disparu, mais la hiérarchie sociale et raciale s’est maintenue. L’histoire des sociétés post-esclavagistes mérite autant d’attention que celle de l’esclavage.

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http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/06/06/l-esclavage-a-disparu-la-hierarchie-sociale-et-raciale-s-est-maintenue_3425569_3246.html
LE MONDE CULTURE ET IDEES | 06.06.2013 à 16h18 • Mis à jour le 06.06.2013 à 17h44