— Par Michèle Bigot —
Que peut-on dire aujourd’hui de l’Algérie d’aujourd’hui? Qu’en disent les Français et qu’en disent les Algériens eux-mêmes ? Et quand on veut en parler, sur quel ton et sur quel mode ? Parler de la guerre, parler des exactions du GIA, de la persécution des journalistes, ou bien du vécu des enfants d’immigrés en France, de la discrimination et du racisme ordinaire, de l’emprise du fondamentalisme? Les sujets ne manquent pas, mais tout cela est à haut risuque et puis tout cela peut-il faire un objet théâtral ?
Voilà le défi que le metteur en scène et comédien Kheireddine Larjam a réussi à relever avec bonheur. Il a fait appel au dramaturge Fabrice Melquiot pour donner forme théâtrale à ce texte intitulé « page en construction ». Titre programmatique pour une pièce de théâtre qui se présente à bien des égards comme « work in progress », qui cherche sa forme en avançant et la trouve peu à peu de façon convaincante. Au moyen de techniques éprouvées telles que l’interpellation du public, la réflexivité, le recours à des hors-scènes tels que la vidéo, la BD, la musique instrumentale, efficaces parce que intégrés à l’histoire et complexifiant la structure dramatique sans la faire imploser, une forme singulière se dessine peu à peu. Par un double mouvement d’épure formelle et d’enrichissement scénographique, l’ensemble trouve son équilibre ; A cet égard, l’apport des trois autres acteurs est essentiel : Sacha Carmen, chanteuse fragile et fluette, animée d’une voix aussi sensuelle que puissante, Romaric Bourgeois, le comédien partenaire, celui avec qui se noue le dialogue, tour à tour provocant, comparse et complice, et le musicien et chanteur Larbi Bestam dont la voix et la musique scandent l’action et lui confère sa dimension lyrique.
Mais la force de l’ensemble repose aussi sur l’efficacité de l’ intrigue. Car « Page en construction » c’est aussi l’histoire d’un homme, qui ressemble comme un frère au metteur en scène, avec juste ce qu’il faut de distance pour permettre l’empathie. C’est un homme, un père, qui rêve de devenir le super héros des Algériens, tout en connaissant l’entreprise comme chimérique. Devenir quelqu’un comme Cap’tain Maghreb, une sorte de Superman qui sauverait les Algériens !! C’est drôle, c’est touchant et c’est juste. Pourtant la dimension humoristique, voire franchement cocasse, ne nous fait pas oublier le courage qu’il faut aujourd’hui pour rire du rapport entre héroïsme et Islam. Le personnage de Kheireddine, un père pris en étau entre les souvenirs tragiques liés à la mémoire de son père, et la curiosité d’un fils affamé de héros de BD, se pose la question de son identité culturelle dans des termes aussi justes que savoureux. Car voilà une famille qui vit dans le Jura, et leur quotidien, c’est celui de Lons le Saulnier !
Et pourtant, dans ce décor à raz de plancher, aucune des questions qui fondent la tragédie des peuples arabes d’aujourd’hui n’est évitée. Tout est pris à bras le corps, avec lucidité et drôlerie, mais aussi avec une touchante sensibilité. C’est ainsi que Kheireddine en vient à s’interroger sur la place, l’image et la vie des femmes voilées : le voici à la recherche de la part féminine qui est en lui. Empruntant à la femme son voile, le voici qui se met à danser, laissant s’exprimer dans ce geste toute la sensualité heureuse qui se cache en lui. Belle et courageuse réponse à la promotion de la virilité la plus obtuse, telle qu’elle s’exprime dans le fondamentalisme et sa haine des femmes.
Au total, un spectacle juste, sensible intelligent et drôle, ce qui n’est pas si fréquent ! Et qui nous prouve s’il en était besoin que les questions politiques les plus brûlantes ont toute leur place au théâtre. Avec des spectacles de ce calibre, on n’est pas loin de penser que c’est même au théâtre qu’elles sont le finement traitées.
Michèle Bigot
Page en construction
de Fabrice Melquiot,
MES Kheireddine Lardjam
Festival d’Avignon, off, La Manufacture, 4-25/07 2015