— par Janine Bailly —
Lors de ce moment ultime d’une représentation, nommé « bord de scène », l’un des comédiens nous dira, de la présence anachronique du magicien Volvéro auprès du gouverneur Ovando, — volver, revenir ? ici, revenir dans le passé, revenir sur le passé historique ? — qu’elle est destinée à nous rappeler, dans de constants aller-retours, la ressemblance entre autrefois et aujourd’hui, la similitude entre la colonisation par les puissances européennes au temps des “grandes découvertes”, la colonisation sous forme plus récente de territoires d’outre-mer, et l’aliénation qui d’une autre façon perdure.
Le procédé peut sembler un rien pédagogique : le dramaturge “envoie” le voyageur du temps, le magicien Volvéro, vite promu scribe-cartographe-bouffon, auprès du gouverneur et de son secrétaire Médina, sur l’Hispaniola du début du seizième siècle afin qu’il tente, mais en vain, de changer le cours de l’Histoire. Ainsi, Georges Mauvois, de concert avec son personnage, peut répondre par la négative à la question de savoir si les choses auraient pu être différentes, et si le nez de Cléopâtre avait été, etc. Mais ne nous incite-t-il pas aussi à rêver sur ce que serait la Caraïbe, au cas où le génocide des Peuples Indiens n’aurait pas eu lieu ? Et que seraient devenues les Antilles indemnes de toute entreprise colonisatrice ? Indemnes de l’esclavage qui naquit là, les Africains venant suppléer les Indiens décimés ?
Volvéro, joué sur le mode du rire et de la connivence avec le spectateur auquel s’adressent maints clins d’œil appuyés, vêtu en touriste chapeau-chemisette-sandales “anti-crabes” et pantalon fleuri, est ce farfadet qui mène le jeu, tire les ficelles des puissants, les mène là où il veut dans l’espoir d’assurer la vie sauve à la reine des Taïnos, Anacoana, rescapée du massacre perpétré contre son peuple par les conquérants espagnols aux ordres de Ovando. N’y aurait-il pas, en ce Volvéro, un peu de Scapin, celui des Fourberies de Molière ? L’auteur n’a-t-il pas mis le personnage en lumière, donnant pour sous-titre à la pièce Le magicien de Saint-Domingue ?
Par le truchement de ce Volvéro, venu du “futur”, les discours en prolepses narratives sont possibles, qui induisent une description non dénuée d’ironie de notre environnement urbain, lorsque dans la longue-vue, figurée en effet sur scène, on aperçoit le rivage de l’île bétonné, force automobiles et parkings, ou les grandes villes américaines à venir… Le choc des deux niveaux de langue, la familiarité du vocabulaire moderne attribué à Volvéro, qui scandera même façon rap une de ses tirades, sont propres à faire naître le rire, mêlant de la sorte le comique au tragique de l’événement.
Mais revenons à l’Histoire, où l’on apprend que la reine, tout d’abord accueillante aux conquérants, et pour cela prise d’un profond remords — puisqu’au cœur de la liberté gît toujours la responsabilité —, rejettera le pacte proposé par Ovando, préférera la mort à l’état de concubine, et sera pendue en place publique dans la ville de Saint-Domingue, nouvellement fondée. Mais revenons au récit imaginaire, et l’on verra d’abord Anacoana refuser de s’enfuir, loin de son pays, sur un navire espagnol, avec la complicité de Médina et Mendez, compagnon de Colomb. La belle et rebelle Anacoana a donc choisi la liberté, quand bien même il lui fallut pour cela prendre le chemin du gibet. Et selon la définition de Jankélévitch pour qui résister, c’est savoir dire non, elle est bien de celles qui entrèrent en résistance : car vient un jour où l’on doit dire non, sous peine d’être détruit.
En dépit d’un décor original d’Hervé Beuze et Gabrielle Talbot, fait de structures de fer et bois qui arborent une voile-support d’images projetées, et qui symbolise tout à la fois le palais en construction et les caravelles venues d’Europe, il est dommage que pour sa création, ce texte essentiel qui attire l’attention sur des faits dont la gravité reste souvent méconnue ait été joué, dans la recherche peut-être d’un “effet-vérité”, de façon extrêmement traditionnelle, et sans beaucoup d’inventivité. La diction par ailleurs, qui manque par trop de fluidité, tente de donner au texte une allure de tragédie classique, et ce n’est pas forcément heureux.
Les moments pour moi les plus réussis, les plus émouvants aussi, ceux pour lesquels je ne regrette pas d’avoir été présente, en dépit de ses faiblesses, à cette unique représentation publique, sont ceux qui prenant pour intertexte les écrits de Bartolomé de Las Casas opposent, aux déclarations outrageantes du génocidaire Ovando, les arguments qui rendent aux Peuples Indiens, et plus spécialement aux femmes indiennes, toute l’humanité qui leur avait été déniée. Ne serions-nous pas sur le chemin de La controverse de Valladolid ?
Dans la communication intitulée Ovando, une écriture du drame épique en pays dominé, faite à l’Université des Antilles, Gérald Désert affirme qu’à cette pièce en un acte peut bien s’appliquer la définition suivante : « Le théâtre antillais répond à une pulsion profonde. Il utilise l’extériorisation d’événements du passé afin de corriger les versions imposées, voire faussées de la narration officielle… Il fait revivre, de façon virtuelle et ludique, des scènes angoissantes, des rapports encore pénibles, longtemps refoulés dans la mémoire aussi bien de ceux qui ont dû accepter l’esclavage que de ceux qui l’ont imposé. »
Janine Bailly, Fort-de-France, le 22 octobre 2017
Photos Paul Chéneau