— Par Roland Sabra —
Ovando est la dernière pièce de Georges Mauvois, sans aucun doute la plus chère à son coeur. En témoigne l’émotion qui s’est emparée de lui lors de la première création mondiale de la pièce ce jeudi matin devant une salle de collégiens. Un beau passage de témoin entre un auteur de 96 ans et la jeunesse du pays, à charge pour elle de faire vivre et transmettre à son tour cet héritage.
Nicolas de Ovando est un soldat et un noble espagnol gouverneur d’Hispaniola de 1502 à 1509 où il fait preuve d’une cruauté jusque là inconnue dans la répression des populations indigènes. Dès son arrivée, Ovando ordonne la première importation dans les Amériques d’esclaves d’origine africaine parlant espagnol (appelés ladinos). Il est le principal artisan du génocide indien qui fit passer la population de l’île d’environ 500 000 personnes en 1492 à 60 000 habitants selon le recensement de 1507. Il dirige lui-même les troupes espagnoles contre les Indiens Tainos qu’il décime. Les survivants deviennent esclaves des colons espagnols. Il « pacifie » la province de Xaragua en brûlant quarante chefs indigènes et en pendant le cacique Guaorocuya et sa tante Anacoana…
Pouvait-il en être autrement ? Dans son roman Les Aventures de Saïd le Peptimiste, le romancier arabe israélien Emile Habibi fait dire à l’instituteur de son héros : « Les conquérants, mon garçon, ne considèrent comme vraie que l’histoire qu’ils ont eux-mêmes fabriquée ». A l’histoire écrite par les vainqueurs faut-il opposer l’histoire écrite par les vaincus ? Pierre Nora, en opposition aux lois mémorielles écrit : « ces lois poussent à récrire l’histoire du point de vue exclusif des victimes et manifestent une tendance fâcheuse à projeter sur le passé des jugements moraux qui n’appartiennent qu’au présent, sans tenir le moindre compte de la différence des temps », pourtant un aspect central de l’histoire. Le débat sur le nom des rues, sur les statues, sur les monuments, sur le fait de savoir si l’antijudaïsme, inhérent à l’invention du christianisme est un antisémitisme, toutes ces controverses récurrentes traversent ne serait-ce qu’en filigrane la pièce de Georges Mauvois.
L’« Ovando » est aussi porteur d’autres questionnement plus proches des engagements politiques de l’auteur. Quel rôle pour l’individu dans l’Histoire ? Par exemple, que se serait-il passé si le lieutenant Napoléon Bonaparte avait été tué pendant le siège de Toulon ? Friedrich Engels connaît la réponse : « Un autre aurait pris la place. » car « « l’homme a toujours été trouvé dès qu’il était devenu nécessaire« .
Les tous premiers mots de la pièce sont ceux de Volvéro un personnage d’un autre temps, le nôtre, qui va tenter de changer le cours de l’Histoire en incitant le gouverneur Ovando à épargner la belle Anacoana promise à la pendaison en place publique, et à en faire sa maîtresse. Il va jouer de la rivalité entre Ovando et son secrétaire Médina pour organiser la fuite de la princesse à bord d’un vaisseau de Colomb conduit par le très dévoué Diego Mendez. Volvéro va jouer des contradictions internes à la colonisation, de l’opposition entre « pacificateurs » et exterminateurs. A Mendez qui lui dit « Je ne suis qu’un simple honnête citoyen, pas un politique. Je n’ai pas, comme vous, la science de gouverner. J’ai mal compris les raisons du massacre« , Ovando s’emporte : « Qu’est-ce que ce mot massacre ? C’est un mot d’accusation, massacre. Vous parlez comme le font mes ennemis. Je n’ai pas massacré, j’ai éliminé. J’ai nettoyé… ». On notera l’opposition entre « honnête citoyen » et homme « politique » ! Toujours actuelle ?
Volvéro, Orvando, Medina, Mendez, c’est entre ces quatre là que devrait se décider le cours de l’Histoire ! Vont-ils sauver Anacoana ? A son corps défendant ? Réduite au statut d’objet dont on dispose ? Maman et putain ? Et Georges Mauvois de nous dire en somme que les femmes sont bien les grandes oubliées de l’Histoire, faite, construite, écrite et réécrite par les hommes. Vainqueurs et vaincus de l’Histoire se conjuguent au masculin. Utiles voire magnifiées dans les périodes révolutionnaires, sitôt le pouvoir conquis elles sont invitées dare-dare à retourner devant leurs casseroles. La cuisine politique n’est pas la leur. Voir, pour qui en douterait, la révolution algérienne parmi tant d’autres.
L’œuvre dépasse souvent son auteur. C’est très certainement l’apport essentiel de l’Orvando de Georges Mauvois de rappeler que la mère de toutes les révolutions est la révolution féministe, que le renversement de l’ordre machiste est la priorité première. Que progressistes et conservateurs du monde entier s’entendent comme larrons en foire, sous des rhétoriques différentes et pourtant semblables pour « vouloir le bien des femmes », les en déposséder, parler en leur nom, les maintenir en position d’infans.
Il resta à s’interroger sur les apories d’un théâtre miltant comme cela fut fait lors d’un colloque consacré à l’auteur en Martinique en février 2017. Comment dénoncer les rapports de pouvoir en s’inscivant, à contre-volonté, dans les termes et les modalités du pouvoir? Peut-on émanciper autrui? Cruel paradoxe de l’injonction « libère-toi! ». Questions qui concernent non seulement le théâtre mais l’école toute entière. Les enseignants qui accompagnaient leurs élèves ce jour-là en avaient-ils conscience? Pas sûr, pas plus qu’on ait été certain que la pièce ait fait l’objet d’une étude, d’une présentation en classe, au-delà des déplacements bienvenus de la troupe dans les collèges.
Yvan Labéjof avait-il cette lecture du texte lorsqu’il assiégeait Georges Mauvois pour obtenir l’autorisation de monter la pièce ? Pas sûr, non plus ! Il confie que c’est l’aspect génocidaire qu’il a retenu. Et tout de suite de faire une comparaison avec la Shoah ! Voir plus haut, ci-dessus.
Sans pour autant verser dans un jeunisme déplacé on remarquera que la distribution des rôles s’organise autour d’une moyenne d’âge assez élevée et qu’il est des personnages dont l’incarnation pose un problème de crédibilité. Le casting est le reflet d’un théâtre qui porte ses années comme un regret. Le classicisme de la scénographie souligne la faible direction d’acteurs au jeu répétitif dans une ambiance un peu surannée. Dommage, le texte par sa modernité demandait plus d’audace. C’est tout de même mieux que rien et il faut donc aller voir cet « Ovando » porteur de tant de potentialités.
Fort-de-France le 20/10/2017
R.S.
Mise en scène : Yvan Labéjof
Assistante : Arielle Bloesh
Avec : Néofana Valentine, Sarah-Corinne Emmanuel, Virgil Venance, Erick Bonnegrace & Jean-Claude Zonzon
Lumière : Dominique Guesdon
Décors & Scénographie : Sonia Tourville
Réalisation : Hervé Beuze & Gabrielle Talbot
Costumes : Gabrielle Talbot