— Par Sabrina Solar —
En janvier 2024, Emmanuel Macron a chargé Pierre Egéa et Frédéric Monlouis-Félicité d’une mission sur les évolutions institutionnelles à envisager pour les territoires d’Outre-mer. Le 7 décembre dernier, les deux experts ont remis leur rapport au président de la République. Le journal Le Monde, ayant pu consulter ce document, a récemment publié un article sur leurs travaux. Certaines conclusions de ce rapport risquent de déplaire à plusieurs élus et acteurs économiques de Martinique.
Le rapport met en lumière l’urgence de réformes profondes dans les territoires d’Outre-mer. Commandée suite à un appel des élus ultramarins et après plusieurs mois de travail intensif, cette mission visait à analyser l’évolution des institutions et des politiques publiques en fonction des spécificités locales. Au terme de 130 auditions, le rapport s’est révélé sans équivoque : la situation économique et sociale de ces territoires, souvent perçus comme des îlots isolés au sein de la République, est préoccupante, et les modèles de développement actuels doivent impérativement être repensés.
Un modèle économique figé et des réformes inadaptées
Les experts soulignent que la multiplication des mouvements sociaux, souvent alimentés par la vie chère, n’est que le symptôme d’un dysfonctionnement plus profond. Les économies ultramarines, largement fondées sur des secteurs comme la canne à sucre ou la banane, sont aujourd’hui « bloquées » par des structures postcoloniales qui peinent à évoluer. L’argument avancé est celui d’un conservatisme économique qui freine la diversification nécessaire, notamment dans l’agriculture et l’autonomie alimentaire. Par ailleurs, l’autonomie politique revendiquée par certains élus des territoires d’Outre-mer est difficilement compatible avec cette dépendance à des modèles économiques obsolètes.
Les réformes territoriales sont, elles aussi, jugées inadaptées à la réalité ultramarine. Le rapport critique la superposition de normes nationales souvent inapplicables dans ces régions, qu’il s’agisse de la loi sur l’eau, de la loi littoral, ou encore des réformes environnementales. La gestion de problématiques locales telles que le logement social, les problèmes fonciers, ou l’assainissement en pâtit directement.
La nécessité d’une réforme de fond
Les experts préconisent une rupture avec le modèle économique actuel, notamment en ce qui concerne les oligopoles qui dominent des secteurs essentiels comme la distribution alimentaire ou l’automobile. Ils recommandent un contrôle plus strict des marges arrière des distributeurs, parfois colossales, qui pèsent particulièrement sur les producteurs locaux. L’une des suggestions les plus audacieuses porte sur la question de la surrémunération des fonctionnaires ultramarins, souvent perçue comme un facteur inflationniste majeur. Selon le rapport, la révision de ce système pourrait permettre d’alléger la pression sur les finances locales et d’ouvrir la voie à des ajustements plus équilibrés.
Enfin, les auteurs du rapport plaident pour une refonte complète des mécanismes de défiscalisation en faveur des investissements productifs. Actuellement, ces dispositifs bénéficient majoritairement aux grandes entreprises, laissant les PME, qui constituent pourtant 97 % des entreprises ultramarines, avec une part dérisoire des aides.
Des réformes difficiles à envisager dans le climat politique actuel
Si les préconisations sont d’une grande portée, elles s’attaquent à des tabous politiques et économiques profondément ancrés. Le rapport met en lumière le fossé entre les besoins urgents de ces territoires et les solutions politiques proposées, souvent jugées insuffisantes par les experts. De plus, l’absence de moyens propres accordés à la mission en fait une entreprise délicate, d’autant plus que la politique ultramarine de l’Etat, sous Emmanuel Macron, a rarement intégré ces problématiques de manière approfondie.
Les conclusions du rapport, qui dénoncent un statu quo structurel, risquent de ne pas satisfaire certains élus ultramarins qui plaident pour une évolution statutaire et une plus grande autonomie. Pourtant, les experts insistent : la priorité ne réside pas dans l’extension de compétences locales, mais dans une refonte complète du modèle économique et administratif. Une tâche titanesque, d’autant plus difficile à mener dans le climat politique actuel, marqué par une instabilité et une difficulté à s’attaquer aux causes profondes de la crise sociale et économique des Outre-mer.
Le rapport Egéa-Monlouis-Félicité dresse un constat sans appel : le modèle de développement des Outre-mer est obsolète et ne peut plus être maintenu sans un changement radical. Si les réformes proposées sont ambitieuses, leur mise en œuvre dépendra avant tout de la volonté politique de l’Etat et de la capacité des élus locaux à dépasser leurs divergences pour répondre aux défis de ces territoires.