— Par Jean Samblé —
Les territoires d’Outre-mer français sont depuis plusieurs décennies au cœur de tensions politiques, sociales et économiques qui s’intensifient. Alors que le nouveau gouvernement de Michel Barnier s’installe, la question de la gouvernance des Outre-mer revient en force, suscitant des attentes considérables de la part des élus ultramarins. Ces derniers, confrontés à des difficultés multiples allant du chômage endémique à l’inflation galopante, réclament un retour à un ministère de plein droit dédié aux Outre-mer, jugé indispensable pour une gestion plus efficace et plus respectueuse des particularités de ces territoires.
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, pas moins de six ministres se sont succédé pour gérer les problématiques spécifiques des 2,8 millions d’habitants de ces territoires éloignés, du Pacifique à l’océan Indien en passant par les Caraïbes. Cette instabilité ministérielle a contribué à un sentiment d’abandon parmi les populations concernées, exacerbant des crises sociales déjà profondes. La gestion des Outre-mer, reléguée au second plan des priorités gouvernementales depuis 2022, est perçue comme inefficace et inadaptée aux réalités locales, créant un fossé entre la métropole et ces régions ultramarines.
Un cœur battant en quête de reconnaissance
Les territoires d’Outre-mer représentent pourtant une richesse indéniable pour la France. Comme l’a souligné le député guadeloupéen Elie Califer dans un courrier adressé au Premier ministre, ces territoires abritent 80% de la biodiversité du pays et contribuent à faire de la France la deuxième puissance maritime mondiale. Cependant, ces atouts naturels ne peuvent masquer les difficultés structurelles qui s’amplifient : la vie chère en Martinique, les violences en Nouvelle-Calédonie, l’immigration illégale et l’insalubrité à Mayotte. Chaque région ultramarine est confrontée à des enjeux singuliers qui nécessitent une attention spécifique et des solutions adaptées.
En Martinique, par exemple, le coût de la vie reste un sujet de tension majeur. Quinze ans après une grève générale qui avait paralysé les Antilles pour protester contre les prix élevés, les habitants continuent de subir des prix alimentaires jusqu’à 40% plus élevés qu’en France métropolitaine. Ce décalage avec l’Hexagone nourrit une frustration croissante parmi la population, qui réclame une harmonisation des prix et des conditions de vie.
En Nouvelle-Calédonie, la situation est encore plus explosive. Les violences qui ont éclaté récemment rappellent les tensions des années 1980, lorsque l’île avait frôlé la guerre civile. Le fragile tissu économique calédonien, déjà affaibli, subit les conséquences de ces troubles, ajoutant une couche supplémentaire à une situation sociale et politique très tendue. À Mayotte, la situation n’est guère plus reluisante, avec des tensions croissantes liées à l’immigration illégale, à un habitat insalubre et à des pénuries d’eau persistantes.
L’appel au retour d’un ministère de plein droit
Dans ce contexte, les élus d’Outre-mer plaident pour un retour à un ministère de plein droit, un poste supprimé à l’été 2022 sous le gouvernement Borne II et dont les compétences ont été rattachées au ministère de l’Intérieur. Pour des députés comme Elie Califer, Davy Rimane (Guyane) et Christian Baptiste (Guadeloupe), un tel ministère est crucial pour faire face aux défis spécifiques de ces territoires. Ils estiment qu’un ministre dédié permettrait une meilleure coordination entre les autorités locales et nationales, et donnerait davantage de visibilité et de poids politique aux Outre-mer au sein de l’appareil d’État.
Cette revendication s’inscrit dans un climat d’inquiétude croissante quant à la place de ces territoires dans les priorités du gouvernement. En effet, la politique d’austérité et l’inflation galopante ont considérablement alourdi les difficultés économiques et sociales dans les régions ultramarines, déjà fragilisées par des infrastructures sanitaires insuffisantes et une relance économique qui peine à se concrétiser.
L’Association des communes et collectivités d’outre-mer (ACCDOM), par la voix de sa déléguée générale adjointe, Lætitia Malet, déplore que « tout soit à l’arrêt » depuis la séquence électorale de juin. Les annulations de réunions ministérielles s’accumulent, freinant la mise en œuvre de réformes cruciales, comme celle de l’octroi de mer, une taxe sur les produits importés, dont la réforme promise tarde à se concrétiser. Pour Mme Malet, ce ralentissement est symptomatique d’un manque de connaissance des spécificités ultramarines de la part des décideurs, une « acculturation » qui renforce le sentiment d’abandon des habitants.
La Martinique : vers une autonomie différée ?
La Martinique, quant à elle, est un exemple emblématique de ce décalage entre les aspirations locales et les décisions prises à Paris. En 2022, l’« appel de Fort-de-France », signé par les présidents de sept régions et collectivités ultramarines, avait lancé une dynamique en faveur de l’autonomie. Cette déclaration commune réclamait une refondation de la relation entre la République et les Outre-mer, avec une véritable « domiciliation des leviers de décision » dans ces territoires. En Martinique, sous l’impulsion de Serge Letchimy, président du conseil exécutif de la Collectivité territoriale de Martinique (CTM), ce mouvement avait pour objectif d’obtenir un pouvoir normatif autonome, permettant à l’île de fixer elle-même certaines règles applicables sur son territoire.
Cependant, cette dynamique a été freinée par la crise en Nouvelle-Calédonie et les élections législatives anticipées de 2024. Les tensions politiques locales et les divergences entre courants ont également contribué à affaiblir le projet d’autonomie, déjà perçu comme prématuré par certains observateurs. Claude Lise, ancien sénateur et figure politique martiniquaise, avait notamment recommandé de « réconcilier les citoyens avec les élus » en obtenant des résultats concrets sur des questions locales avant d’envisager des réformes institutionnelles plus larges.
Un besoin de réforme institutionnelle urgent
Le constat est partagé par nombre d’observateurs : la relation entre la métropole et les Outre-mer est à bout de souffle. Les réformes économiques et institutionnelles sont désormais indispensables pour redonner un élan à ces territoires. Les politiques actuelles, centrées sur une approche comptable et financière, ne répondent plus aux besoins des populations locales, qui attendent des solutions concrètes pour améliorer leur quotidien. La Martinique, par exemple, subit les conséquences d’un modèle économique obsolète, qui repose sur des importations coûteuses et une dépendance excessive vis-à-vis de la métropole.
Au-delà des enjeux économiques, la question de la diplomatie régionale devient également cruciale. Les territoires ultramarins sont souvent perçus comme des extensions de Paris, plutôt que des acteurs régionaux à part entière. Cette situation freine leur intégration dans les organisations régionales, comme la Communauté des Caraïbes (Caricom) ou l’Organisation du traité de coopération amazonienne (OTCA), qui voient l’entrée des territoires français comme une intrusion de l’État français plutôt qu’une opportunité d’intégration locale.
Pour de nombreux élus ultramarins, il est temps de redéfinir cette relation politique malsaine, marquée par une tutelle de la métropole qui déresponsabilise les populations locales. Ils appellent à une réforme audacieuse qui irait au-delà d’une simple augmentation des pouvoirs locaux. Certains évoquent même l’idée d’une « communauté française » composée d’États souverains, un modèle déjà envisagé par le général de Gaulle en 1958.
Une refondation nécessaire et urgente
La situation actuelle dans les territoires d’Outre-mer exige une refondation profonde de leur relation avec la République. Les crises sociales, économiques et politiques qui secouent ces régions révèlent l’urgence d’agir. Le nouveau gouvernement de Michel Barnier sera-t-il capable de relever ce défi et de répondre aux attentes des élus et des populations ultramarines ? La réponse à cette question déterminera non seulement l’avenir des Outre-mer, mais aussi celui de la France dans son ensemble, car ces territoires, véritables « cœurs battants » du pays, méritent toute l’attention et le respect de la République.