— Par Sandrine Alivon, psychologue clinicienne —
En tant que psychologue dans le monde de l’enfance et animatrice d’ateliers-débats, je suis régulièrement invitée à discuter publiquement des secrets de famille. Que sont-ils ? Faut-il les dévoiler ? Quelles sont les conséquences de leur révélation ou de leur non révélation ? Dans une « actualité » qui nous fait toujours tanguer entre la peur et le courage, il n’est pas de trop de partager le contenu de ces échanges oraux avec vous, lecteurs.
Qu’est-ce qu’un secret de famille ?
Une information qui concerne un ou plusieurs membres d’une famille et que l’on protège par le silence. Nous avons tous besoin d’une vie privée, d’une intimité, donc de secrets pour la protéger. Ainsi, ce qui reste caché nous nourrit et nous élève. Le problème arrive lorsque nous ne protégeons plus ce qui nous fait du bien mais ce qui nous blesse, nous rabaisse et nous maintient en esclavage. Si j’ai eu une liaison avec un homme/une femme qui n’était pas bien vu/e de ma famille, mais que cela m’a tellement aidé/e à grandir, à me réparer ou à m’exprimer pleinement, alors oui j’assume la garder secrète. Par contre, si j’ai subi un abus sexuel de mon père lorsque j’étais enfant, alors les conséquences du non-dit seront dévastatrices en termes de santé physique, psychologique et sociale.
La très large majorité des secrets de famille concerne des événements douloureux et des traumatismes non digérés. Se taire est toujours relié à la honte, la culpabilité, la peur du regard des autres, la crainte du jugement et de la condamnation. Ces secrets entourent souvent les conditions de la naissance et de la mort, les maladies, les crimes, les usages sexuels : un grand-père mort par suicide, un oncle braqueur de banques, une grand-mère qui a eu un amant, un enfant non désiré, adopté ou né d’un viol, etc.
Je ferai ici un focus sur l’un des plus grands thèmes de ces secrets néfastes : les abus sexuels intra familiaux sur les enfants.
N’importe quel pénaliste pourrait vous dire que les crimes et délits sexuels ne sont pas affaire de sexualité mais de pouvoir sur plus vulnérable que soi. Car il s’agit toujours de tirer d’un autre la satisfaction d’un narcissisme1 carencé. Quand ses règles sont perverties, la famille est un des terrains privilégiés des abus de pouvoir en tous genres. Elle peut nous élever jusqu’à notre plénitude comme nous intoxiquer jusqu’à la mort (de soi ou d’un autre). Et quoi de plus vulnérable et manipulable qu’un enfant ?
En 2011, j’ai établi un rapport annuel d’activité dans un certain lieu de consultation2. Ce rapport indique que 42% des personnes reçues m’ont dit avoir été victimes d’abus sexuels intra familiaux dans l’enfance. 42%. Sur 1 an. Combien d’autres n’ont jamais encore trouvé ni oreille ni soutien ? Que deviennent ces enfants qui deviennent parents à leur tour ? N’est-ce pas l’un des indices d’un véritable ouragan silencieux ? Et dans combien d’autres endroits du monde cela se retrouve-t-il ?
Quelles sont les conséquences du non-dit ?
Pour la personne traumatisée.
Gardons l’exemple de l’enfant (fille et garçon) qui a subi des abus sexuels venant de son père ou toute personne proche ayant un pouvoir « hiérarchique » sur sa vie. Le code pénal n’utilise pas exactement le terme « inceste » mais celui d’« agression sexuelle sur mineur par ascendant légitime naturel ou adoptif ou toute personne ayant autorité sur la victime ». Dans la plupart des cas, cela n’arrive pas comme ça par hasard. L’enfant est déjà 1/ manipulé pour faire passer les désirs des autres avant les siens, 2/contraint de subir la volonté d’un plus fort, 3/manipulé pour qu’il se taise.
Dans tous les cas, si ce traumatisme n’est pas soigné et que le secret persiste, c’est-à-dire qu’il est entretenu par l’entourage, un panel de conséquences peut se manifester :
1/Symptômes physiques (maux de ventre, de tête, fatigue inexpliquée, asthme, problèmes de poids, vomissements, diarrhées, pipi au lit, insomnies, hypersomnies, problèmes de peau, problèmes sanguins, cardiaques, maladies chroniques etc.).
2/Symptômes cognitifs et comportementaux (troubles de la concentration, de la compréhension, de la mémoire, des apprentissages, phobies, troubles obsessionnels compulsifs, timidité maladive, incapacité à dire non, bégaiement, agressivité exacerbée, surinvestissement de la chose sexuelle etc.).
3/Symptômes psychiatriques (dépression, isolement, tentatives de suicide etc.).
Si cet enfant devenu adulte n’a toujours pas trouvé libération du traumatisme, les symptômes physiques et psychologiques s’aggraveront et pourront trouver une malheureuse issue dans la drogue, la prostitution, le crime, le suicide, la maladie chronique type cancer, dépression, schizophrénie, etc. L’état de dissociation induite par le traumatisme peut nous donner l’air d’une personne qui fonctionne de manière totalement adaptée d’un côté et totalement malade de l’autre. Ce même état peut aussi nous pousser à nous remettre dans les mêmes conditions qui l’ont initialement créé.3
Pour la génération d’après.
Si cet enfant devient maman, le non-dit s’exprimera par ses attitudes, ses mimiques, ses postures, ses paroles déplacées. C’est ce que le psychanalyste Serge Tisseron appelle les suintements du secret4. Par exemple, elle scrutera anormalement les tenues vestimentaires de sa petite fille, elle la mettra en garde contre les hommes, elle changera subitement d’humeur quand elle verra quelqu’un qui ressemble à son père à la télé, elle se mettra subitement en colère contre son petit garçon qui la regardera comme le faisait son père, elle refusera de parler de son père ou en parlera avec excès etc. A l’extrême, elle reproduira les actes sexuels vécus à l’identique. C’est en cela que l’on dit que des souffrances se transmettent de génération en génération. De leur côté, les enfants ne devinent pas mais pressentent, selon les attitudes de leurs parents, que quelque chose qui leur fait du mal doit rester caché. Cela les incite aussi à vivre divisés : d’un côté je vois bien que quelque chose ne va pas/de l’autre je n’ai pas le droit de le savoir. Et ce qu’on imagine est souvent bien pire que ce qui est réellement arrivé. L’enfant passe donc un temps précieux à essayer de comprendre ce qui se passe pour son parent au lieu de vivre sa propre vie.
Pour la génération d’encore après.
L’enfant de notre maman devient mère à son tour. Ce que Tisseron appelle les ricochets du secret, disons les suintements des suintements sur la troisième génération, peut se manifester de manière totalement discordante par rapport au traumatisme initial. Par exemple, l’enfant sera porteur d’un handicap ou fera un métier en rapport, de près ou de loin, avec son arrière-grand-père. Nous pouvons également songer à tous les « syndromes d’anniversaires » comme les possibles ricochets d’un quelconque secret d’ancêtres.
Faut-il dévoiler un secret de famille ?
Il n’y a pas de règle universelle car chaque situation est unique. Révéler ne doit rechercher ni la vengeance ni la punition mais la lumière de la conscience de notre pouvoir créateur sur nos vies et celles des autres. Ce n’est pas tant révéler un fait qui compte que défaire la souffrance associée à ce fait. Et défaire la souffrance commence par trouver un interlocuteur de confiance, qu’il soit un intime ou un thérapeute professionnel. C’est la première chose à faire : regarder et nettoyer la douleur. Si cette douleur n’est pas à nous mais subie par un proche, nous nous devons de l’inviter à la soigner, à s’en libérer. Si nous sommes au courant de faits qui concernent les générations précédentes, je suis de l’avis de Tisseron qui propose d’en parler en famille en émettant des hypothèses : il paraît que l’arrière-grand-père untel aurait commis quelque chose de grave…et laisser faire le travail de partage de la parole. Par contre, si nous savons qu’un proche subit en ce moment-même des abus et que personne ne les dénonce, nous nous devons de prendre la parole.
Ensuite, une fois la souffrance entendue, reconnue, respectée et évacuée (ou en cours d’évacuation), nous pouvons envisager de révéler le fait qui est à son origine. A qui et comment ? Chaque situation est unique et nécessite son propre examen.
Enfin, ce que l’on sait moins, c’est que l’on peut se souvenir tardivement des traumatismes subis dans l’enfance. A 40, 50, 60 ou 90 ans. Parce qu’occulter nous a permis de survivre. Mal, mais survivre quand-même. Il est toujours tant de s’en délivrer et quitter la survie pour entrer dans la Vie.
Chacun de nous peut faire cesser la souffrance.
Ainsi, tous les traumatismes non soignés et jetés par la porte de notre conscience reviennent par la fenêtre de notre inconscient et souvent déguisés. ABSOLUMENT TOUS. Cela nous oblige à vivre divisé à l’intérieur de soi-même. Et cela appauvrit toutes nos relations. Cela nous mène même au crime contre soi-même ou contre l’autre. Tout acte, si infime paraisse-t-il, produit ses conséquences, y compris sur plusieurs générations. Chacune de nos pensées, chacune de nos paroles, chacun de nos actes est créateur de quelque chose. Nous sommes donc de grands créateurs. La bonne nouvelle, c’est que plus nous prenons conscience de ce que nous faisons de nocif, moins nous le faisons. Nous avons cet immense pouvoir-là.
Maslow, Miller, Mihalyi, Rozenberg et bien d’autres5 (y compris nos maîtres spirituels et nos artistes) nous ont appris que nous recherchons tous la même chose : être vu, entendu, respecté, pris au sérieux, se sentir entouré, en sécurité, léger, actif, stimulé, créatif, joyeux, en évolution, aimant et libre. Bref, exprimer pleinement notre moi authentique.
Unissons-nous pour libérer notre moi authentique de toutes les mémoires traumatiques qui l’entravent, prenons conscience de nos croyances éducatives assassines, récupérons nos vrais pouvoirs, cessons de commémorer l’esclavage pour célébrer la liberté, et nous pourrons enfin entendre, respecter et élever nos enfants vers leur plénitude d’être humain.
Sandrine Alivon. 27 Juin 2016.
1 Le narcissisme défini par Freud consiste en l’engagement dans la relation à soi-même. Il est indispensable qu’il soit nourri correctement. Sinon il devient toxique pour soi et pour l’autre. Ce sont les gens blessés qui abusent de la confiance des autres. Les gens heureux ne font de mal à personne.
2 Que je garderai justement secret, pour protéger l’anonymat des personnes venues me consulter.
3 Voir les travaux de Murielle Salmona, psychiatre et victimologue. Rapport « Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte » avec le soutien de l’Unicef. memoiretraumatique.org.
4 Serge Tisseron. Le secret de famille. Que sais-je, PUF, 2011.
5 Abraham Maslow. L’accomplissement de soi. Eyrolles, 2004.
Alice Miller. C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation des enfants. Flammarion, 2015.
Mihaly Csikszentmihalyi. Vivre, la psychologie du bonheur. Robert Laffont, 2004.
Marshall Rozenberg. Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs). La Découverte, 2004.