Où nous mène la multiplication des affaires ?

La délicate essence du politique 
et sa vulgaire caricature politicienne

— Par Manuel Cervera-Marzal, chercheur en science politique (1).—
egoutAffaire Copé, affaire Sarkozy, affaire Buisson. En politique, les jours se suivent et se ressemblent. La première semaine du mois de mars 2014 restera dans les annales pour avoir déplorablement illustré le niveau de déliquescence désormais atteint par la vie politique française. Pourtant, écrivait Hannah Arendt, la politique a pour raison d’être la liberté. Et pour moteur l’égalité, ajoute le philosophe Jacques Rancière. Dur d’y croire, tant cette activité n’est plus ces temps-ci qu’une pâle copie d’elle-même.

La succession quotidienne des « affaires » de ce type (Woerth-Bettencourt, Guéant, Balkany, Cahuzac, DSK, Guérini, etc.) touche autant l’UMP que le PS. Le FN n’est pas moins concerné mais a su jusqu’ici se faire plus discret. La fréquence de ces « scandales » et autres « révélations » invalide la thèse selon laquelle nous serions confrontés à quelques brebis galeuses venues semer le trouble au sein d’un système politique propre et honorable. Au contraire, c’est l’ensemble du monde politicien qui est aujourd’hui atteint jusqu’à la moelle.

Les Français ne s’y trompent pas. Selon un sondage BVA de juin 2013, 70 % de la population estime que le personnel politique est « corrompu ». De fait, la plupart de ses membres ne font plus de la politique mais des « affaires », dans les trois sens du terme : du business (affaires commerciales), des magouilles (affaires-scandales) et de la gestion technocratique de la cité (affaires publiques).

Nous en sommes arrivés à cette situation inédite dans l’histoire où les individus qu’on désigne par l’étiquette d’« homme politique » sont paradoxalement les moins « politiques » qui existent. Ils sont les éléments les plus antipolitiques de notre société.

Le tort qu’ils causent à la politique – la vraie, la noble, celle qui a pour finalité la liberté et l’égalité et non les privilèges d’une minorité au détriment du grand nombre – est incommensurable. Ils la salissent de leur cynisme et leur chute s’accompagne d’un discrédit grandissant et d’une méfiance généralisée envers « la politique », si faussement identifiée à ces basses pratiques politiciennes.

Dans un livre mordant, au titre évocateur, Ministrose (paru en février aux éditions La Tengo), le jeune romancier Thomas Gayet dresse un diagnostic lucide sur l’état de décomposition avancée de la classe politique. Que quelques individualités intègres survivent encore dans les rangs de l’Assemblée ou au sein des cabinets ministériels ne vient en rien invalider ce constat. Cela prouve simplement que la logique mortifère du monde marchand trouvera toujours des résistances dans les espaces qu’elle entreprend de coloniser.

Car sous les pavés noircis des ruelles malfamées de la Politicienne, une autre politique sommeille, en attendant son tour. Fidèle à des convictions plus qu’aux mallettes de biffetons, portée par une idée de l’humanité et du faire-collectivité, cette politique authentique a pour délicate essence la lutte pour l’émancipation individuelle et collective.

Face aux défis du temps présent, au discrédit croissant de l’engagement citoyen et au désintérêt grandissant pour la chose publique, cette politique de la délicatesse devient une impérieuse nécessité. Contre la grossièreté des plateaux télé et le règne du manichéisme éhonté, elle nous rappelle deux fondamentaux. D’abord, qu’est « délicat » ce qui est difficile, périlleux, ardu. Ainsi parle-t-on d’une « situation délicate » afin de désigner une configuration complexe pour laquelle il n’existe aucune solution simple et évidente. Ensuite, qu’est « délicat » ce qui est prévenant, attentionné, intelligent. Ainsi parle-t-on d’une « personne délicate » pour mettre en avant sa finesse d’esprit autant que son intelligence situationnelle et affective.

Notre époque n’est pas de tout repos. Elle fourmille de situations délicates auxquelles il faut collectivement faire face : comment trouver une sortie de crise qui n’aille s’engouffrer dans l’horreur d’un recours électoral au Front national ? Comment recréer un lien social qui ne passerait pas par la stigmatisation, et l’expulsion, des immigrés ? Comment partager équitablement les richesses et le temps de travail sans s’arrêter à un toilettage cosmétique des règles de la finance ?

La politique authentique ne refera surface que si nous parvenons à traiter ces situations délicates avec la délicatesse qu’elles exigent. L’enjeu n’est pas une mince affaire ! « Aujourd’hui, écrit le poète surréaliste Radovan Ivsic, c’est la délicatesse qui est révolutionnaire. »

Manuel Cervera-Marzal,
(1) Auteur de La Gauche et l’oubli de la question démocratique. éditions D’ores et déjà, 2014, 6 euros.

http://www.humanite.fr/tribunes/la-delicate-essence-du-politique-et-sa-vulgaire-ca-561467