— par Jean-Marie Nol —
La crise économique et sociale que traverse la Guadeloupe, et par extension la Martinique, ne se limite pas à l’impact économique multiforme exacerbé par la vie chère et la spirale inflationniste . Elle révèle une crise plus insidieuse, celle d’un effondrement intellectuel et culturel qui menace de manière durable l’avenir sociétal de ces sociétés insulaires.
En fait, l’on assiste présentement à un effondrement de la pensée et un renoncement généralisé à l’effort dans la société guadeloupéenne. Si les perturbations économiques peuvent être analysées et réparées à travers des politiques publiques adaptées, la faillite intellectuelle s’enracine dans un désert culturel et idéologique, dont les conséquences se mesurent non seulement à travers le vide des débats politiques publics, mais aussi par l’incapacité des élites locales à envisager des solutions novatrices autres que l’assemblée unique et l’évolution institutionnel face aux défis du présent et de l’avenir.
Cette crise s’incarne d’abord dans l’absence de lieux structurants et de figures intellectuelles capables de dynamiser un débat d’idées devenu caricatural. En Guadeloupe, les grandes institutions culturelles, telles que le Centre des Arts et de la Culture de Pointe-à-Pitre ou encore le Mémorial ACTe, sont paralysées ou marginalisées, reflétant une inaction publique chronique et un désintérêt collectif pour les enjeux de la pensée intellectuelle et culturelle . Sur le plan politique , la situation n’est guère plus brillante, où la scène intellectuelle est dominée par des anciennes figures nationalistes de septuagénaires à la pensée vieillissante et déconnectées des aspirations de la jeunesse. Osons enfin reconnaître que le localisme ( c’est à dire le mode de vie qui privilégie la culture locale et la consommation de produits locaux) a définitivement supplanté le patriotisme et que l’économisme , terme pour le moins péjoratif , mais qui est la tendance à interpréter les comportements politiques, sociaux et culturels par une approche uniquement économique a quoiqu’on en dise avec le nouvel ordre géostratégique mondial effacé les lettres de noblesse du nationalisme. L’urgence de l’heure est bien d’interroger la substantifique moelle du modèle économique de la Guadeloupe. Et c’est la remise en cause de la quête politique et idéologique qui est désormais questionnée par les faits économiques et financiers . Incontestablement nous devons maintenant comprendre que l’avenir appartient désormais aux économistes, d’ailleurs Marx n’était -t-il pas avant tout un économiste ?
Mais plus léger, c’est en réalité l’absence de renouvellement des élites, combinée à une fuite des cerveaux vers la France « métropolitaine » et l’étranger, qui conduit à un appauvrissement dramatique du paysage culturel et intellectuel de la Guadeloupe. À cela s’ajoute une fracture générationnelle qui marginalise la jeunesse, pourtant traditionnellement moteur de renouveau, et la laisse prisonnière de discours idéologiques incohérents amplifiés par les réseaux sociaux.
L’échec n’est pas seulement institutionnel, il est aussi moral et sociétal. La désorganisation mentale qui affecte les sociétés antillaises résulte d’une perte de repères aggravée par l’effondrement des anciennes idéologies politiques et du système éducatif, autrefois garant d’une transmission de savoirs critiques et d’une culture générale nourrie par la diversité des grandes idées. Le résultat le plus notable est une montée exponentielle de la violence des jeunes des Antilles sur fond de recrudescence de traffics de drogue. Aujourd’hui, l’éducation et la scène culturelle semblent incapables d’armer les individus face aux défis complexes de la modernité, laissant la place à une « dictature de l’opinion » où triomphe l’immédiateté des réseaux sociaux sur la profondeur de la réflexion. Cette banalisation de la médiocrité, couplée à une glorification de l’émotion au détriment de la raison, renforce l’impuissance des sociétés guadeloupéenne et martiniquaise à se projeter dans l’avenir.
Ce contexte donne lieu à des paradoxes inquiétants : tandis que des figures intellectuelles anti – colonialiste de renom issues des Antilles, comme frantz Fanon, Aimé Césaire ou Édouard Glissant, continuent de rayonner à l’international, leurs héritages locaux sont aujourd’hui marginalisés, voire ignorés par les jeunes générations . Les débats contemporains se réduisent à des clivages stériles, notamment autour de thèmes identitaires et nationalistes exacerbés par des discours populistes et des revendications politiques et sociales étriquées. Le remplacement de la lutte des classes par une lutte des races témoigne de cette dérive idéologique noiriste , où les enjeux fondamentaux d’émancipation collective et de progrès économique sont relégués au second plan.
La responsabilité de cet effondrement intellectuel ne peut être attribuée uniquement aux institutions. Les élites elles-mêmes portent une part importante de ce déclin, en ayant déserté leur rôle de phare pour éclairer les nouveaux enjeux de la société. Loin d’incarner des figures de réflexion et d’inspiration, elles se sont repliées sur elles-mêmes, devenant mutiques face à l’urgence d’un renouvellement de la pensée. Là où l’on attend des intellectuels qu’ils offrent une vision, une direction, et des solutions, ils se contentent de discours figés dans le passé ou d’un silence complice face à l’emprise des activismes populistes. Mon hypothèse est que l’évolution du monde leur fait craindre que leurs outils théoriques ne leur soient plus d’aucune utilité pour comprendre celui qui s’annonce. Au lieu d’adapter leurs outils théoriques à ce nouveau monde, ils préfèrent donc tenter de faire en sorte que le monde reste adapté à leurs outils théoriques. En réalité les intellectuels antillais n’ont pas vu le monde changer ni compris que le rôle des penseurs est amené à profondément évoluer avec la mutation sociétale induite par la quatrième révolution technologique. L’émergence de l’intelligence artificielle générale va très bientôt redéfinir nos vies et bouleversera profondément les repères traditionnels de la réflexion intellectuelle sur la société antillaise . Historiquement, les intellectuels ont joué un rôle central dans l’interprétation du monde, la critique des structures sociales et la formulation de modèles de transformation. Avec la numérisation et l’arrivée de l’intelligence artificielle, ce rôle est appelé à se transformer de manière radicale. L’intellectuel, autrefois figure clé de la pensée critique et de la médiation entre les savoirs scientifiques et les enjeux sociaux, pourrait voir son influence redéfinie par une technologie capable non seulement d’analyser, mais aussi de produire des solutions autonomes. Cette transformation interpelle directement la fonction même de penser l’évolution de la société antillaise et soulève des questions cruciales sur l’avenir des débats intellectuels dans un monde où l’IA devient une actrice prédominante. Dans un contexte où l’intelligence artificielle promet de surpasser les capacités cognitives humaines, les jeunes intellectuels antillais devront reconsidérer leur rôle traditionnel d’élites de la pensée. L’IA générale, en absorbant d’énormes volumes de données, en identifiant des patterns invisibles à l’esprit humain et en proposant des modèles prédictifs, pourrait remettre en cause la nécessité même d’une médiation humaine pour résoudre certains problèmes complexes notamment relevant du champ de l’analyse politique . À titre d’exemple, des systèmes avancés pourraient élaborer des politiques publiques optimisées, évaluer les impacts socio-économiques à une échelle inédite ou encore anticiper les crises économiques, financières, sociales, sanitaires, et climatiques globales avec une précision que même les meilleurs experts ne pourraient égaler. L’intellectuel, dans ce cadre, pourrait être relégué au rôle de superviseur ou d’interprète des décisions prises par des algorithmes, perdant ainsi une partie de son autonomie critique et de son autorité symbolique. Cependant, cette mutation n’implique pas la disparition totale de la fonction intellectuelle.
L’intelligence artificielle, bien qu’extrêmement performante, reste ancrée dans des processus calculatoires et des bases de données qui reflètent les biais, les limites et les lacunes de ses concepteurs. Les intellectuels seront toujours nécessaires pour questionner les présupposés éthiques et les choix programmatiques de ces systèmes, et pour analyser leurs implications sur la société humaine. Si l’IA peut produire des diagnostics et des recommandations, elle ne peut, à ce jour, engager un dialogue réflexif sur les finalités ultimes de ses actions. C’est ici que l’intellectuel moderne trouve une nouvelle pertinence : non plus en tant que prescripteur exclusif des valeurs du passé, mais en tant que garant des nouvelles valeurs humaines, critique des dérives technologiques et défenseur des droits fondamentaux dans un monde global et automatisé. Par ailleurs, l’émergence de l’IA redéfinit les thématiques de réflexion traditionnelles des intellectuels. Les concepts clés tels que le pouvoir, la liberté, l’égalité , la nation et la justice doivent être repensés à l’aune de nouvelles réalités, où les frontières entre homme et machine, individuel et collectif, naturel et artificiel deviennent floues. Par exemple, l’idée d’une fusion homme-machine, évoquée par des futurologues comme Ray Kurzweil, transforme notre conception de l’identité humaine. Les intellectuels auront pour mission d’explorer les implications philosophiques, sociales et politiques de cette transformation, en se posant des questions inédites : qu’est-ce qu’être humain dans un monde où nos capacités cognitives sont augmentées par des implants technologiques ? Quels sont les droits et les responsabilités d’un individu hybride, moitié biologique, moitié artificiel ? Ces problématiques dépassent largement les cadres idéologiques traditionnels et exigent une réflexion multidimensionnelle. Dans cette perspective, la fonction critique des intellectuels devient encore plus cruciale aux Antilles . Si l’IA promet un monde d’abondance, où les inégalités matérielles pourraient être réduites, elle pourrait également renforcer d’autres formes d’inégalités, notamment l’accès à la technologie et le contrôle des systèmes d’information à des fins de nouveaux types de domination coloniale. Les intellectuels devront s’assurer que ces avancées profitent à la Guadeloupe entière, et non à une élite restreinte de métropolitains .
Cette vigilance critique s’inscrit dans une tradition qui remonte aux Lumières, et aussi à la théorie marxiste, mais elle doit être actualisée pour répondre aux enjeux spécifiques de l’ère numérique. Enfin, l’intelligence artificielle offre également aux intellectuels de nouveaux outils pour élargir leur champ d’analyse et renforcer leur impact. Les algorithmes d’apprentissage automatique permettent d’analyser des corpus textuels immenses, de cartographier des réseaux complexes de relations sociales et d’évaluer des tendances globales avec une rapidité et une précision sans précédent. Ces outils peuvent enrichir le travail intellectuel, non pas en le remplaçant, mais en le complétant. Les intellectuels antillais devront apprendre à collaborer avec ces systèmes, en utilisant leur puissance analytique pour approfondir des réflexions critiques et éclairer les débats publics. Mais force est de constater que nous sommes bien loin de cette réalité actuelle compte tenu de la déliquescence du mouvement intellectuel en Guadeloupe.
Ainsi, loin d’annoncer le renouveau de la pensée des intellectuels, l’avènement de l’intelligence artificielle générale devrait signer la fin de leur rôle traditionnel et leurs responsabilités de penser l’évolution de la société antillaise. Face à une technologie capable de transformer radicalement nos sociétés, les intellectuels sont appelés à jouer un rôle de sentinelles éthiques, de médiateurs culturels et de penseurs critiques. Ils devront s’adapter à un monde où la pensée humaine coexiste avec des intelligences artificielles autonomes, tout en réaffirmant l’importance des valeurs humaines dans la construction de notre avenir collectif. L’intelligence artificielle générale et surtout l’automatisation ne signe pas la fin de l’intellectuel, mais inaugure une nouvelle ère, où penser la société devient une entreprise collective, hybride et profondément interconnectée.
Pourtant, l’histoire montre que la pensée intellectuelle est une arme puissante contre les forces de fragmentation sociale. Les Antilles ont connu des périodes où les intellectuels jouaient un rôle central dans la définition de projets collectifs notamment en matière de processus de décolonisation . Ces figures, qu’elles soient écrivains, philosophes, sociologues ou leaders politiques, ont su autrefois mobiliser la société autour de récits porteurs de sens. Leur absence actuelle illustre le vide idéologique qui gangrène les sociétés guadeloupéenne et martiniquaise.
Il est impératif de réinventer cette dynamique. Pour cela, il est essentiel que les intellectuels, qu’ils soient issus des îles ou surtout de la diaspora, se réengagent activement au service de la Cité. Leur rôle dépasse celui d’analystes passifs des évènements passés : ils doivent devenir des catalyseurs de réflexion prospective établissant un pont entre les experts, les citoyens, et les décideurs politiques. Ce rôle suppose également un effort de pédagogie, visant à reconnecter la population avec les enjeux complexes de notre temps, qu’il s’agisse de transition énergétique et écologique, de révolution numérique, ou encore de décolonisation et de justice sociale.
Mais cet engagement ne peut être fructueux que si la jeunesse est placée au cœur du processus de renouvellement. C’est à elle qu’il revient d’imaginer l’avenir et de porter les utopies nécessaires à la transformation politiques mais surtout du modèle économique des sociétés antillaises. Pour cela, il est urgent de recréer des espaces de débat, des lieux où l’intelligence collective pourra s’exprimer et où les nouvelles générations pourront trouver leur place. Ce travail ne se limite pas à la sphère académique : il doit impliquer l’ensemble des acteurs sociaux, qu’ils soient artistes, entrepreneurs, ou militants.
L’avenir des Antilles dépend de leur capacité à réconcilier identité et modernité, à s’affranchir des luttes idéologiques stériles du passé pour embrasser les défis d’un monde globalisé et numérisé . Cela implique un sursaut collectif, porté par une pensée intellectuelle renouvelée et audacieuse. Si cette renaissance ne se produit pas, la Guadeloupe et la Martinique risquent de s’enfoncer davantage dans un immobilisme qui scellera leur marginalisation sur la scène intellectuelle et culturelle . Si l’unique caractéristique des intellectuels est de « produire des idées », on ne peut pas dire qu’il y ait de catégorie sociale attachée à cette fonction aux Antilles .Encore une fois, force est de constater que les intellectuels antillais d’aujourd’hui ont perdu toute prise sur notre époque. Ils raisonnent avec les idées binaires du XXe siècle alors que le monde est devenu multiple et instable. Et le monde est en train d’échapper aux intellectuels de l’ancien monde. Voilà ce que cette fronde est en train de nous dire, avant que la bascule dans le nouveau n’apparaisse finalement inéluctable à tous. Une sorte de chant du cygne, en quelque sorte. Face à l’urgence, il appartient aux nouveaux jeunes intellectuels de prendre la place des anciens dont la pensée s’avère désormais sclérosée et de montrer la voie, afin que ces territoires retrouvent leur dignité et leur capacité à rêver un avenir commun. Ainsi, on peut se demander comment le travail de l’esprit va pouvoir être nommé, pensé, pratiqué, reconnu, voire conceptualisé par la jeunesse actuelle . Mais à notre humble avis, c’est loin d’être gagné avec la nouvelle génération Z , alpha et bêta. L’anachronisme apporte-t-il un supplément de sens ? Non… certainement pas car l’on parle ici de nouvelles réflexions prospectives qui peuvent former les esprits en profondeur, nourrir des convictions, des idéaux, offrir des choix de vie et inspirer des comportements.Tout cela requiert la liberté de pensée et de parole souvent associée à la critique sociale. Mais ne soyons pas trop pessimiste et attendons de voir…!
« Le plus grand plaisir de la vie est de réaliser ce que les autres vous pensent incapable de réaliser. »
Jean Marie Nol économiste