—Par Layla Zami —
Un texte écrit d’oralité retrouvée
par Layla Zami
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A chanter de vive voix ou à murmurer tout bas
Un quart. de tour.
Encore un quart. Encore un puis un autre !
« On » en a fait le tour.
La danseuse tourne…
Public jeté d’emblée, sans détour, dans le rôle
de celles et ceux qui ont tué, violé, volé de leurs regards, gestes et paroles,
le corps et la vie de Sawtche.
Même après sa mort
Les scientifiques – scienti-fric
Dépecèrent le corps
L’étiquetèrent, sans éthique.
Chantal Loïal est sur scène.
La foule moqueuse et haineuse, projetée en bande sonore, met le public mal à l’aise. Se reconnaîtrait-on dans les moqueries et voix aigres ? Plus tard au cours du spectacle, l’artiste dira « la danseuse aux grosses fesses » et certain-e-s étoufferont leur embarras dans un rire inachevé. Elle joue de l’ambiguïté entre elle et Sawtche pour révéler les continuités entre aliénations contemporaines et oppressions du passé.
Qui d’autre qu’une artiste peut éveiller dans un même temps, compréhension et stupéfaction ? Colorer de beauté une laide réalité d’enfermement et d’humiliation ? Pendant le spectacle, me voici glacée par l’histoire évoquée, éblouie par la délicatesse de la danseuse. Danseuse et chorégraphe, voici Chantal Loïal sur scène : précision du geste, fluidité du mouvement, souplesse du corps, légèreté du pas. Que d’émotion et énergie dans les enchaînements de cette pièce dansée où violence et tendresse se regardent mais ne se touchent pas !
La danseuse semble tantôt flotter, tantôt voler. Quelques battements de hanche, de bras, et elle a dit l’abominable. Quelques secousses traversent un corps inanimé, bras et jambes vers le ciel levés… Est-ce l’âme chapée-virée qui demande répit ? « Tchen bé raid, pa moli », dit-on ici, amer souvenir de l’esclavage dans ce pays. Est-ce la dernière résistance contre l’ultime souffrance ? La danse de Chantal Loïal, ses danses contemporaines puisent aux sources antillaises et africaines.
Chorégraphie et scénographie minimalistes laissent toute liberté au public. Liberté de s’approprier émotionnellement et intellectuellement l’histoire si singulière d’un destin pourtant si emblématique. Art avant-gardiste qui ouvre les portes « Imagination » et « Réflexion ». Je suis émue, inspirée, provoquée, indignée, amusée, attristée. Liberté donc, mais nul doute quant à l’enjeu de cet art politique, art-mémoire-vie : éveiller les consciences !
Nudité effrontée ? Non, nudité affrontée, humiliée ! Humilité – vérité !
Narration dansée abstraite, sujets bien concret : colonialisme, enfermement, oppression raciste, violences sur les corps, barbaries européennes, monstruosité humaine, poids de ces héritages dans les paysages contemporains. N’oublions pas que seul-e-s quelques femmes et hommes Khoi et San, peuples dont était issue Sawtche, ont survécu et continuent à tenter de préserver leur autonomie et liberté dans les décombres de l’apartheid. Chantal Loïal trace sur scène des trajectoires diagonales. Zigzags à travers des siècles d’histoire. Le tempo est varié : tension émotionnelle des accélérations et ralentissements qui se succèdent.
La mise en scène est sobre : une histoire de nudité humiliée ne saurait accepter trop d’accessoires. Le foulard, traditionnellement sur la tête, devient chaînes dont le corps se libère à l’issue d’une montée en puissance phénoménale. Le crâne, enfermé dans une boîte de verre, est déployé dans l’espace, frontières entre scène et public sont rompues. Une belle part d’ombre est laissée par le créateur lumières qui éclaire la danseuse avec talent. Le rouge amour et sang est très présent. Sont révélé-e-s tour à tour dans le spectacle : la beauté de Sawtche et du mouvement, le désespoir de la femme noire humiliée, voulant se dissimuler mais condamnée à se montrer, la femme noire révoltée-fierté-libérée, la tendresse et féminité préservées.
« Revenue là.
Venue là.
Nue là. »
Chantal scande le texte. Sawtche était appelée Saartjie Baartman puis Vénus hottentote. La musique se love autour de la danseuse, une mélodie répétitive me plonge dans un état proche de la transe. Quasiment paralysée mais le cœur battant au rythme des répétitions musicales, je me fige d’effroi à mesure que la
danse se déploie. Les sonorités du boula guèl nous rappellent que malgré les instruments confisqués, il ne reste pas aux peuples debout que les yeux pour pleurer mais bien la voix pour chanter et le corps pour danser et résister. Le spectacle continue et je m’interroge :
A quel rythme bat le cœur quand le corps est enfermé ?
Que font les pieds quand les mains sont attachées ?
Que ressent l’esprit quand les fesses et parties génitales sont privées d’amour et exposées ?
Comment survit une femme Khoi/San dans le froid européen, loin des siennes et des siens, sans l’amour, la tendresse d’une sœur et la complicité d’un frère ?
Les frères, les « Bafana » aussi sont là, dans la musique sud-africaine qui retentit à présent. Souvenir ou espoir, il y a aussi de la gaieté dans la pièce.
Elle a dansé le silence.
Elle danse aussi l’espérance, la parole du corps retrouvé(e). Différence créée, recréée, dépassée. La danseuse quitte les airs et les mers pour plonger dans la terre. Les sauts la mènent haut, mais toute l’énergie vient du sol dont les pieds se décollent. Si fondamentale dans les arts et vies africain-e-s, la terre à laquelle les restes de Sawtche n’ont été rendus qu’en 2002.
Le spectacle terminé, l’obscurité se dissipe dans le petit théâtre Aimé Césaire de la capitale martiniquaise.
Les peintures murales de Catherine Théodose nous regardent. Pluie de critiques variées. Certaines ont aimé, d’autres pas, beaucoup sont perplexes. Je me demande si certains commentaires amers reflètent un malaise chez le public antillais et français. Quelles seront les réactions en France et au Venezuela ?
J’imagine la difficulté à s’emparer d’un thème si violent qui la concerne personnellement. Et pourtant à la fin du spectacle lorsqu’elle « bouge sa lune » comme dirait Germaine Acogny, Chantal Loïal nous rappelle qu’elle aime aussi faire rire. Que le sens de l’autodérision peut parfois nous aider à guérir nos blessures.
Une semaine plut tôt, j’apercevais Chantal Loïal pour la première fois, en atelier. Bien qu’elle salue son entourage, avenante et radieuse, sa gravité à peine dissimulée laisse supposer qu’elle sort d’une répétition. Lorsqu’elle pénétra la pièce, elle me rappela une femme rencontrée lors de mon séjour sud-africain, non par ressemblance physionomique mais par proximité énergétique. Elle portait dans le foulard noué sur sa tête les douleurs et histoires (sud-)africaines. Entrèrent également avec elle dans la salle, nos histoires caribéennes, héritages de violences-résistances et espérances.
Je remercie Chantal Loïal pour avoir réussi, par son art-vie :
à danser le dessein d’une femme noire, métisse africaine Khoi/San ;
à tracer continuités entre présent et passé ;
à dessiner le futur d’une autre, de notre féminité ;
à questionner l’altérité ;
à rendre sur scène son corps à Sawtche !
Layla Zami, Madinina, Janvier 2011
« On t’appelle Vénus »
Chorégraphie et danse : Chantal Loïal
Chorégraphie et mise en scène : Philippe Lafeuille et Paco Dècina
Théâtre Aimé Césaire, Fort-de-France, Martinique
Rendre sur scène son corps à Sawtche 2 Layla Zami
Lire aussi la Critique de Kélian Dériau : http://www.madinin-art.net/danses/kelian_deriau_on_t_appelle_venus.htm