— Par Mathieu Magnaudeix —
Christophe Prochasson, président de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), était conseiller éducation à l’Élysée au moment des attentats de novembre 2015. Il estime aujourd’hui que les professeurs sont souvent « abandonnés » par l’institution.
Samuel Paty, un professeur d’histoire-géographie du collège du Bois-d’Aulne de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), a été assassiné par un terroriste après avoir montré des caricatures de Mahomet dans sa classe. Ancien conseiller éducation de François Hollande à l’Élysée, l’historien Christophe Prochasson, président de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et aussi recteur d’académie à Caen, réagit : « Lorsque j’étais à l’Élysée, un attentat en milieu scolaire, c’était ma crainte tous les jours. » Il juge que l’institution laisse trop souvent les professeurs « se démerder face à des situations qui peuvent être épouvantables ».
Quelle est votre réaction après l’assassinat terroriste de Samuel Paty, qui avait fait l’objet de menaces pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves de collège ?
Au-delà de la sidération évidente, j’ai envie de saluer son courage. Samuel Paty, un historien, savait que penser, apprendre à penser, c’est dangereux, c’est une prise de risque. En faisant son travail malgré des alertes et des menaces, il a été extrêmement courageux. On ne peut pas ne pas penser à ce genre de choses quand on est professeur. Il savait qu’il abordait un sujet difficile, il avait sans doute une bonne méthode, il était convaincu que l’essentiel, c’était de faire passer le programme. Il y a plein d’enseignants qui sont comme lui. Je ne suis pas sûr que personnellement j’aurais eu ce courage si j’avais été menacé ou intimidé. C’est le risque, d’ailleurs : que certains professeurs finissent par renoncer.
Les professeurs sont-ils alors assez entourés pour aborder en classe des questions touchant à la religion ?
Non. Les professeurs sont très mal outillés, et je ne parle pas là de leurs compétences et de leurs savoirs, même si on pourrait muscler certaines formations sur l’histoire des religions. On avait pris conscience de cela en 2015 et 2016, on avait essayé de mettre en place des formations, mais c’était du bricolage, disons les choses comme elles sont. En termes de pédagogie, comment fait-on pour affronter des situations aussi délicates ? Jules Ferry disait aux instituteurs de « ne pas choquer un seul père de famille ». Ça ne veut pas dire qu’il faut la fermer, ne rien dire. Mais il faut trouver la bonne méthode pour passer des savoirs qui peuvent heurter. Les enseignants eux-mêmes vous disent qu’ils ne sont pas assez outillés ! Souvenez-vous de l’affaire de la minute de silence en 2015, ils se sont sentis complètement abandonnés. Et moi je l’ai vécu comme responsable de l’éducation nationale : on n’a pas été au niveau de leurs demandes. On les a laissés se démerder face à des situations qui pouvaient être épouvantables. Nous ne l’avons pas fait, ni nous ni la droite au pouvoir aujourd’hui.
Il y a aura d’ailleurs certainement une minute de silence à la rentrée, annoncée ce samedi par Jean-Michel Blanquer… Quand vous avez pris connaissance de cet attentat hier soir, que vous êtes-vous dit ? Lorsque vous étiez conseiller éducation à l’Élysée, craigniez-vous un attentat terroriste contre un professeur ?
Le journal de Daech en 2016 avait appelé à l’assassinat d’enseignants et la ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem était d’ailleurs en tête de liste. À ce moment-là, oui, nous étions très, très inquiets. Lorsque j’étais à l’Élysée, un attentat en milieu scolaire c’était ma crainte tous les jours, on craignait par exemple l’acte d’un terroriste entrant dans une école à la « Human Bomb » [une prise d’otages dans une maternelle de Neuilly en 1993 – ndlr]. Je ne peux pas dire que ce qui se passe là me surprenne totalement.
Jean-Michel Blanquer a dit que dans ce cas précis les alertes avaient été prises en compte par les équipes « valeurs de la République », qu’un temps d’échange avait été organisé avec les élèves, le professeur et le conseiller principal d’éducation. « L’institution a réagi », a-t-il dit. Est-ce que ce genre de conflits, qui est allé jusqu’à un attentat à Conflans, est aujourd’hui plus important ?
On est dans une séquence où des gens ont un projet politique. L’islamisme radical c’est un projet politique. Il y a dans ce pays beaucoup de citoyens musulmans qui n’ont évidemment rien à voir avec ça, mais il y a des gens qui ont un projet politique. C’est cela la nouveauté, mais c’est une nouveauté qui dure depuis deux ou trois décennies. Quand j’étais recteur d’académie à Caen, nous surveillions étroitement plusieurs établissements dans l’Orne parce qu’on savait qu’il y avait des familles qui pratiquaient un islam intégriste. Il pouvait y avoir des conflits mais je n’ai jamais vécu de conflit de ce type. Dans certaines zones périurbaines où l’on voit se développer des militants qui ont ce projet politique, oui, ce n’est pas facile. À l’Élysée, nous avions rencontré une vingtaine de maires de villes entourant les grandes métropoles, ça faisait froid dans le dos. Ils racontaient des conflits de ce type-là, nombreux et plus ou moins contrôlés, avec des parents musulmans intervenant sur les contenus des cours pour des raisons religieuses. Redisons-le, que des parents interviennent sur les contenus de cours, cela a toujours existé. Est-ce que ça s’aggrave ? Je ne saurais le dire.
Depuis hier, les réactions fusent dans tous les sens. On voit bien le potentiel explosif de cet acte, qui touche à l’école, dans le contexte politique actuel. Nombre de professeurs souhaitent que cet attentat n’ouvre pas une nouvelle boîte de Pandore. « La réponse ne pourra être que collective, humble, et prendra du temps », dit ce samedi le collectif Aggiornamento qui réfléchit de façon critique aux pratiques éducatives. Est-ce que vous craignez la période qui s’ouvre désormais après cet attentat ?
En 2015, des journalistes de Charlie Hebdo ont été assassinés, ce fut un choc immense. La société a tenu. Cinq ans plus tard, je constate, c’est vrai, un climat de haine généralisée, la brutalité notamment sur les réseaux sociaux, cette pandémie qui met tout le monde sous l’étouffoir et peut provoquer des contre-coups. On est dans un moment épidermique, énervé. Mais il me semble important de passer un message. Comme en 2015-2016, ne faisons pas porter à l’école une responsabilité qu’elle ne peut pas porter toute seule. Il faut le dire et le redire. L’école n’est pas responsable des dérives terroristes de certains, et elle ne pourra pas non plus tout réparer. Comme en 2015, on entend des discours qui nous disent « il est temps de mettre en place un enseignement civique et moral, un enseignement de la laïcité, etc. ». Et au fond on n’a rien fait d’autre que cela.
Je comprends qu’on mette l’école au centre de la République, on a l’air de dire que seule elle peut répondre à ces défis. Cette mythologie de l’école républicaine l’écrase et accable les professeurs d’une responsabilité qui les dépasse complètement. On s’est dit souvent : « Il suffit de rappeler ce que sont les valeurs et on va s’en tirer comme ça. » Mais ça n’a jamais marché ainsi ! On devrait penser davantage en termes de pratiques pédagogiques, de méthodes de transmission. En particulier, il me semble utile de mettre en avant l’apprentissage pratique, concret, du débat, du désaccord, dont naît le savoir lui-même. Autrement dit, la mise en avant de la raison, de la science, dans un moment où on ne fait de vertu que de l’émotion, de l’empathie. Nous n’avons pas encore bien compris ce que doit être l’école au début du XXIe siècle.
Source : Mediapart