Que se passe-t-il dans notre société martiniquaise ?
–— Billet d’humeur par Michèle Latouche —
Nous sommes de plus en plus nombreux à nous le demander en constatant la place de l’éros sans aucune couture dans les manifestations festives les plus courues de notre pays, auquel s’ajoute un sentiment de laisser – aller s’attachant au comportement d’une fraction de la jeunesse qui semble s’éloigner des règles de respect et de savoir- vivre régissant notre communauté.
Qu’il s’agisse des propos salaces de certains répertoires, particulièrement prisés par les jeunes, (shatta, bouyon…), des postures suggestives auxquels ils donnent lieu, des tenues dépouillées qui les mettent en scène, cet érotisme véhément concerne une large partie de la jeunesse et son affichage est revendiqué comme manifestation de liberté individuelle et de jouissance d’une communauté – « qui d’ailleurs ne fait rien de mal … ».
On peinerait à priori à affirmer le contraire. Certes les tenues licencieuses, parfois accompagnées de boosters alcoolisés et autres substances désinhibantes, ne sont censées porter à conséquence que pour celles et ceux qui l’ont souhaité. Mais au-delà, que disent de nous, de notre société, ces « extrêmes » ?
- quoi rime cette boulimie de désir mis en mots et en corps ? Quid de toutes nos règles tacites, caractérisées le plus souvent par une attention à l’autre, empreinte de bienveillance ?
Disons le tout net : cette évolution n’est pas propre à notre pays, on déplore ces « dérives » dans les sociétés occidentales, comme dans certains pays du continent africain et plus près de nous encore, chez nos voisins anglophones. La mondialisation emporte avec elle à travers medias et réseaux sociaux, tous les contenus et notamment ceux qu’il semble simple par mimétisme de s’approprier tandis que l’on observe parallèlement un individualisme parfois marqué par une indifférence à l’autre.
Toutefois, comme pour tout fait social, il est intéressant de tenter quelques hypothèses afin de mieux l’appréhender.
Nous avons chacun(e) une idée des motifs de ces corps à l’avenant, de ces regroupements de jeunes autour de vedettes dont les chansons obscènes ou injurieuses stigmatisant notamment femmes et homosexuels font craindre une propension à la bacchanale, tant le public leur semble acquis.
Il est vrai que notre société a une longue tradition de chansons grivoises décrites et analysées par Esther Eloidin dans son ouvrage « Quatre siècles de chansons grivoises et paillardes aux Antilles »(*).
Elles illustrent les rapports entre les genres et tout particulièrement le déséquilibre entre les sexes dont la relation véhicule encore de nos jours les traumas ainsi que les stratégies mentales destinées à compenser le déni d’humanité des hommes et des femmes asservis.
Bien que l’adoption de la norme sociale dominante du mariage et de la famille nucléaire dès la période post- esclavagiste se soit avérée problématique et rare – les femmes étant le plus souvent délaissées et trompées par des hommes qui multiplient les conquêtes féminines, jusqu’à la fin des années 60, la société reste « tenue » par l’éducation stricte à la charge de la communauté en complément de la famille, la religion et l’école, dont le respect des préceptes trace la voie de la mobilité sociale et de la réussite.
Plusieurs ruptures s’opèrent ensuite.
D’abord le départ massif de jeunes martiniquais, les « classes dangereuses », sous la bannière du BUMIDOM, qui adopteront progressivement des schèmes d’éducation plus permissifs et des modes de vie plus individués qui se diffuseront peu à peu, par delà l’Atlantique et seront intégrés comme synonymes de modernité.
Parallèlement, le développement de la société de consommation et la toute relative facilité des classes laborieuses à y accéder ainsi que l’urbanisation grandissante, se traduisent par un affaiblissement progressif des liens intra familiaux et communautaires et une distanciation des normes sociales traditionnelles au profit de l’affirmation de parcours et aspirations à la liberté, individuels.
L’évolution du répertoire musical illustre aussi ce « relâchement des mœurs » : l’allusif et le métaphorique disparaissent au profit de l’insertion dans les textes et dans les chansons de « sexe cru (**)».
Le vocabulaire fait plus large place aux jurons dont la thématique centrale s’attache principalement aux parties intimes de la mère, transgression ultime puisque celle-ci représente encore la figure « sacrée », la fanmpotomitan, statut conféré par son rôle central dans notre société matrifocale.
Au fil des décennies toutefois, les chansons obscènes et les attitudes provocantes ont quitté les rangs du Carnaval pour s’établir couramment dans le quotidien et ne s’avèrent plus seulement l’apanage des adultes mais sont fréquemment véhiculées par des enfants de plus en plus jeunes.
Les tendances relevées se sont renforcées :
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Le cadre moral posé par l’éducation familiale, l’école et l’église, s’est largement distendu, sous l’effet notable de la déchristianisation. S’en est suivi le rejet des tabous relatifs à la sexualité et des injonctions à la conduite vertueuse des femmes, les hommes ayant toujours bénéficié d’une large tolérance, voire une valorisation de leur « virilité ».
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La pénétration de modèles éducatifs, où l’enfant roi constitue désormais la référence, a été facilitée par l’absence d’appréhension critique des stéréotypes des foyers occidentaux diffusés par les medias.
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La contestation passive des valeurs et règles de sociabilité – politesse, déférence vis-à-vis des aînés, respect et bienveillance – s’avère d’autant manifeste qu’elle se donne à comprendre comme signe de modernité et de liberté face à un rigorisme jugé conservateur et dépassé.
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Au nom de la liberté individuelle flattée par la publicité dont l’empire s’établit en grande partie sur la sollicitation sexuelle, de moins en moins subliminale, tout devient possible ou presque, la somme des jouissances individuelles étant censée faire advenir le nouveau Bien commun, un bonheur sans entrave à déguster au fast food le plus proche.
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Le cinéma trash comme la pornographie, accessibles à tous renforcent la banalisation des transgressions et de la violence. Ces industries surenchérissent de bruit, de fureur et de violence auxquels, souvent faute de propositions alternatives, ni d’éducation à l’image pour les plus jeunes, le public s’habitue.
S’installe alors une insensibilité voire une indifférence aux propos les plus grossiers, aux attitudes les plus vulgaires et à l’absence totale de respect de l’autre dont la vie à l’écran, comme parfois dans la réalité, ne vaut plus qu’un regard.
Dès lors, faisant fi des règles et contournant des interdits de plus en plus ténus, une large fraction de notre jeunesse va, ajustant ses désirs au gré des plaisirs offerts.
Quelques réflexions méritent cependant d’être avancées :
Dans toute société, la génération des adultes s’attache à transmettre aux enfants ses acquis de façon à assurer sa survie, préserver sa continuité et permettre son développement, en exerçant notamment une contrainte au travail et un renoncement aux instincts. Cette activité éducative étant assurée de façon complémentaire par des pratiques familiales, par des institutions sociales, et par le système scolaire.
Parmi les valeurs transmises, celle du travail – en contrepartie duquel l’individu acquiert les moyens de sa subsistance et peut prétendre à une aisance matérielle – n’est pas des moindres. Mieux encore, ses revenus lui permettent l’accès à la consommation la plus large et la mise en représentation de soi la plus ostentatoire s’il le souhaite. En outre, l’investissement dans une activité faisant sens pour l’individu comme pour la communauté est structurante au plan de son équilibre psychologique.
Or, il résulte de la situation de chômage structurel qu’un quart des jeunes martiniquais ne sont ni en emploi, ni en études, ni en formation et les personnes les moins diplômées ont une plus forte propension à être sans emploi ; 42% des personnes de 15 ans ou plus, n’ont pas de diplôme supérieur au brevet des collèges.* Cette situation de précarité concerne parfois un cumul de deux générations qui n’ont pas eu d’accès à un emploi stable et ont dû se contenter de jobs ponctuels, les femmes étant en proportion plus nombreuses que les hommes.
Le travail est à la fois un vecteur de sociabilité et d’épanouissement recherché de l’individu. Il constitue la principale modalité de reconnaissance sociale et donc d’estime de soi.
De son absence résulte un déficit, un manque de sens chez l’individu qui faute d’utilité sociale, a du mal à trouver sa place, endosser un statut l’inscrivant au sein de la communauté.
L’investissement dans la valorisation du corps sera d’autant plus important que les femmes sont démunies en capital social reconnu (diplôme, emploi …). En outre, à l’inverse des jeunes hommes dans le même cas, elles ne disposent pas ou peu, de stratégies de valorisation, telles en dernier ressort celles liées à la délinquance – trafics divers – qui sont autant de moyens d’affirmation de soi et de moyens de valorisation auprès des pairs.
Dans les représentations médiatiques, le pouvoir des filles, de plus en plus jeunes (girl power ; empowment) est inséparable de la beauté et de tous les marchés de biens de consommation qui y concourent (maquillage, chaussures, vêtements, entraînement physique, chirurgie esthétique, etc.).
Cette alliance est encore plus visible aujourd’hui grâce aux plateformes numériques de production et de partage de culture visuelle.
Or, paradoxalement, notre société qui s’insurge – à juste droit – contre la pédophilie, qui utilise le corps de l’enfant pour assouvir des pulsions adultes, accueille sans rien dire, la publicité et les médias qui n’hésitent pas à exposer ce même corps dans des postures lascives ou provocatrices qui relèvent de la sexualité des adultes.
Ce nouvel ordre sexuel ne concerne bien sûr pas uniquement les jeunes femmes et s’exprime sans fard, dans les chansons très prisées, reprises par tous et en tous lieux.
Ainsi, que dire d’une séance d’échauffement lors d’une dernière manifestation sportive bon enfant à Fort-de –France rassemblant adultes, jeunes, parents et enfants rythmée par des chants quasi pornographiques ? Comment en supporter la banalisation affligeante et sa surenchère ?
Il est vrai que bien des parents se prêtent souvent sans y réfléchir à l’érotisation de leurs enfants dès le plus jeune âge, par leurs habits ou leurs propos pseudo-innocents projettent dans la vie des enfants une sexualité semblable à celle des adultes.
Pour autant, ces questions sont peu abordées et, nombre d’adolescents à l’âge de leurs premières conquêtes amoureuses, se documentent sur Internet où forums et pornographie désacralisent la sexualité. S’ensuivent aisément selfies et vidéo où les jeunes – le plus souvent les filles apparemment désinhibées – se mettent en scène.
L’invasion du sexe dans notre société de consommation va de l’érotisation soft de l’environnement quotidien aux expressions pornographiques les plus hard (films, BD, sites internet), en passant par la publicité « sexy » et les reality shows racoleurs.
Cette surexposition s’avère inséparable de l’escalade de la représentation de la violence – le trash, le crash, le gore, qui progressivement nous distancient des valeurs humaines dominantes et manifestes pour la majorité de la population, à travers les interactions des individus. Violence routière, homicides, intimidations constituent aussi les symptômes sous d’autres cieux de sociétés « faillies » qui ne peuvent manquer de nous alarmer.
Ces deux tendances choquantes, voire inquiétantes dans leur évolution s’inscrivent de pair dans un contexte où rien ne semblent les contrebalancer.
Le pessimisme ambiant de notre société, qui s’attache tant aux défis mondiaux – environnement et marasme économique – que locaux : crise démographique (vieillissement de la population et départ sans retour, des jeunes), atonie économique et paupérisation, fixe les éléments perturbateurs qui cristallisent son délitement.
De nombreuses initiatives sont pourtant à l’œuvre qui témoignent du dynamisme de bien des acteurs, notamment de la société civile, désireux d’œuvrer au développement de leur quartier, leur club, leur association, leur territoire.
Il n’empêche, l’inscription dans l’espace public de ces phénomènes d’érotisation de masse et de vulgarité constituent en eux –mêmes une nouvelle forme de violence sociale.
Mais enfin, que nous dit- elle ?
Certainement que les modèles auxquels se sont identifiées les précédentes générations sont à bout de souffle et que rien ne les a remplacés. Un fossé s’est insensiblement creusé avec les jeunes qui ne parlent plus le même langage, ne convoquent plus les mêmes référents sociaux.
En outre, la confiance en l’avenir, qu’elle soit véhiculée par la religion, les idéologies progressistes, l’imaginaire, qui permettait de se projeter dans des tracées individuelles et collectives, a fait long feu.
Ni les annonces et promesses politiques nationales, ni les débats locaux ne sont audibles car pris de vitesse par l’immédiateté des injonctions à jouir en congédiant les interdits, en se libérant de toute entrave et par tous les moyens pour certains. Les réseaux sociaux s’avèrent bien plus efficaces que la communication traditionnelle et le doute, voire le complotisme a tôt fait de déprécier toute parole publique ou institutionnelle
Foutu pour foutu … »
Cette violence ne traduirait –elle pas aussi une désespérance et un sursaut de révolte morbide.
Sans angélisme, on ne peut être qu’interpellé sur le parcours des jeunes et parfois moins jeunes, qui manifestent leur refus d’un certain ordre établi.
Le plus souvent le système scolaire n’a pas tenu ses promesses à leur égard.
Nous n’échappons pas aux effets du néo – libéralisme et sa logique de marché qui voit se restreindre l’intervention régulatrice de l’Etat notamment par la réduction des dépenses publiques dans les domaines aussi cruciaux que l’éducation et la santé. La précarité, si ce n’est la relégation sociale, est le lot de ceux qui ont cru à l’égalité des chances, à l’équité, à la réalisation de leurs aspirations.
La cellule familiale s’est révélée elle aussi en difficulté et moins protectrice que naguère tandis que les inégalités visibles ne cessaient de croitre, chacun étant désormais sommé par un discours au plus haut niveau de l’Etat, de prendre sa vie en main, en traversant la rue s’il le fallait, sans rien attendre désormais des solidarités collectives.
Les injustices flagrantes – tel le scandale du non lieu au bénéfice des acteurs de l’empoisonnement d’une grande partie de la population martiniquaise au chlordécone – ont avivé le sentiment d’impuissance et la perte de confiance dans l’avenir.
La sortie de l’épidémie de covid 19, qui en rappelant brutalement la précarité de l’existence en a obscurcit les horizons, et amplifié les désirs de jouissance, encourageant le marché du divertissement à tout crin.
L’absence de repères, la mésestime du peuple martiniquais par la justice et ses difficultés à se faire entendre et respecter, l’échec scolaire et social d’un grand nombre de jeunes et leurs difficultés durables d’insertion, leur souffrance psychologique, la dilacération du tissu social, ont facilité une forme de radicalisation, un jihad du foutéfè, une paresse à s’interroger sur le sens à donner à sa vie, au profit d’un court – termisme assumé, dans le déni des conséquences qui sont pourtant pressenties.
Ce dernier propos pourrait paraître outré s’il ne traduisait l’angoisse de la majorité de la société martiniquaise préoccupée par un devenir qui lui échappe et grosse d’une inquiétude des lendemains de ses enfants et d’un pays dont tous s’attachent à vanter la beauté.
Un course de vitesse est donc engagée, entre les bonnes volontés de toute nature qui croient encore à l’avenir de notre pays et s’impliquent dans son développement et l’épanouissement de son peuple, et le flot tumultueux des dérives qui happe une grande partie de notre société, la précipitant vers des écueils qui pourraient durablement l’affecter.
Michèle Latouche
Août 2023
.*Quatre siècles de chansons grivoises et paillardes aux Antilles – Esther Eloidin Caraïbéditions 2021
** E. Eloidin, op.cit, p18
****INSEE FLASH MARTINIQUE N°171 -13/10/2022