Pour Ina Césaire
— Par Simonne Henry Valmore —
En visitant un jour le Musée international de l’esclavage de Liverpool, situé dans une ancienne zone portuaire, j’ai pu voir, sur les murs de l’exposition consacrée à l’abolition de l’esclavage, la photographie d’une femme, d’une seule, présente sur les murs. C’était celle de la petite couturière d’Alabama, Rosa Parks, figure incarnée de la lutte contre la ségrégation raciale aux Etats -Unis. Mon regret fut de ne pas y voir, une autre femme, tout aussi emblématique, Suzanne Césaire. C’était pourtant l’occasion rêvée de la sortir de l’ombre, afin de la présenter, à un large public. Suzanne qui allait devenir, deux ans après la Rebelle d’Alabama, l’épouse d’Aimé Césaire, et qui aura eu comme lui, le même sentiment révolutionnaire de la vie. Celle qui avait épousé son crédo : dire’ non à l’ombre, et qui donna, magistralement, son renvoi à la poésie coloniale des premières lettres créoles qui souffraient alors d’un défaut de vision :
Mer bleue et soleil jaune
Suzanne fut l’âme du bureau de pensée créé dans l’enfer de la colonie. Membre à part entière de la même tribu poétique que Césaire, elle avait tout naturellement sa place à ses côtés, au Musée de Liverpool. Revisitons son parcours.
Portée par la communication des cœurs, elle participe activement à la création de la revue Tropiques, arme de lutte contre « les étouffeurs de liberté », destinée à affirmer en plein régime de Vichy, une parole nouvelle, ancrée dans la culture martiniquaise.
Tropiques, publiée entre 1941 et 1945, fut la première grande revue littéraire de ce temps. Avec quelle détermination, quelle assurance tranquille, dans une prose à la fois poétique et politique.
Elle crée la notion d’homme-plante pour nommer cette nouvelle poésie ancrée dans les racines africaines des Antilles.
On retrouvera cette vision de l’homme-plante dans les tableaux de Wilfredo Lam.
Dans ce même mouvement de pensée, elle se fera ethnologue après un séjour en Haïti. Écoutons là :
« Les cigales haïtiennes pensent à crisser l’amour. Quand il n’y a plus une goutte d’eau dans l’herbe brûlée elles chantent furieusement que la vie est belle, elles éclatent dans un cri trop vibrant pour un corps d’insecte. Leur mince pellicule de soie sèche tendue à l’extrême, elles meurent en laissant fuser le cri de plaisir le moins mouillé du monde. »
La filiation entre Franz Fanon et Suzanne Césaire
Lecteur attentif de la revue Tropiques crée par le couple Césaire, Fanon se sera inévitablement attardé sur les articles de Suzanne – sans pour autant la citer, mais ceci est une autre histoire – et tout particulièrement sur celui intitulé « Malaise d’une civilisation » dans lequel elle analyse les forces secrètes de l’inconscient à l’œuvre, dans le désir d’assimilation de l’homme de couleur.et qui l’amène à mettre au jour les racines de cette imitation « Il ne sait pas véritablement qu’il imite (…) de même que l’hystérique ignore qu’il ne fait qu’imiter une maladie, mais le médecin le sait, qui le soigne et le délivre de ses symptômes morbides ».
Fanon qui fut par ailleurs, pour beaucoup d’entre nous, une passion fixe.
Et en ces temps troubles qui voient dans un immense mouvement populaire et pacifique la jeunesse algérienne prendre en main son destin on ne peut pas ne pas penser à Fanon, lui qui écrivit un texte militant et visionnaire sur la transformation en cours du peuple algérien*.
Et puis il y a entre Suzanne et les sœurs Nardal, une véritable complicité.
Ces premières femmes noires inscrites à la Sorbonne et également féministes de la première heure qui tenaient un salon près de Paris, ouvert aux musiciens et écrivains afro-américains. Jeanne publie sous le pseudonyme africain dYadhe, des poèmes qui font le lien entre les Antilles et l’Afrique, Paulette écrit un texte concernant les droits des femmes.
En revenant de ce voyage à Liverpool, je découvre un ouvrage intitulé « Scandaleusement d’elles » par l’écrivain américain, Georgiana Colvile.
Dans son anthologie des femmes surréalistes, elle rappelle ce que dit Ina Césaire de Suzanne, sa mère :
« Intelligence, gaîté avec des pointes de mélancolie, humour, culture, grande, élancée, très belle » Au portrait, que fit d’elle, André Breton : « Suzanne Césaire, belle la flamme du punch », j’avoue, pour ma part, avoir une préférence, pour celui de Michel Leiris, qui semble avoir compris, comme personne, ses écrits prophétiques et capté l’âme de la Revue Tropiques : « Elle a, écrit-il, la couleur de l’or ( …) et se situe aux confins les plus extrêmes de la finesse et de la sauvagerie( ..) On est devant elle comme devant un paysage qui serait intelligent »
Suzanne Césaire semble avoir été sur tous les fronts : création, militantisme, maternité..
Comment tenir tant de bouts à la fois quand on est habitée par ailleurs par l’impérieuse exigence de l’écriture…Et comble de malchance, le texte de l’unique pièce qu’elle écrivit pour le théâtre, ‘Youma ou Aurore de la liberté, et qui fut jouée à Fort-de-France – et dans laquelle Émile Capgras aurait joué – s’est perdue…
Par sa grâce naturelle autant que par sa gentillesse, Suzanne Césaire, aura charmé tous ceux qui eurent la chance de l’approcher.
* L’an 5 de la révolution algérienne ( publié aux Editions Maspéro )
Simonne Henry Valmore