— Par Roland Sabra —
Omma, en grec ancien, « œil », mais aussi « ce qui est vu ou regardé » est la dernière création du chorégraphe Josef Nadj. Et elle se donne à voir ! A l’origine du projet, né au cours d’un séjour au pays Dogon, il y a ce postulat, jamais infirmé, d’une origine africaine de l’humanité, qu’elle soit le fait d’une seule population ou de centaines d’années de métissages et d’échanges culturels entre groupes hominiens plus ou moins isolés (1). Le choix des danseurs par le chorégraphe semble opter pour cette seconde hypothèse. Il a réuni huit interprètes originaires du Mali, du Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Burkina Faso, du Congo Brazzaville et de la République Démocratique du Congo : ce sont autant d’influences, de mouvements, de cultures et d‘histoires qui imprègnent cette pièce. Josef Nadj ajoute une hypothèse personnelle : la danse est apparue avec la naissance de l’humanité et comme démonstration il va embarquer ses interprètes dans un voyage vers cette source. Ils vont lui donner la matière et construire à partir d’éléments de leur spécificité singulière une danse commune, plurielle et universelle.
Ils arrivent sur le plateau en fond de scène, coté cour, en file indienne, au pas, en vestes et pantalons noirs, clin d’œil à l’inamovible silhouette du chorégraphe. La marche est ordonnée, presque militaire. Ils s’alignent sur le devant de la scène. Trois crânes rasés, cinq en dreadlocks. Ils sont un seul corps –noir ou fekete, comme ils le clament… en hongrois. Mais l’expression corporelle précède la parole et la phonation. Ils bougent, chaloupent, s’arrondissent, se dressent, se plient à l’unisson mais cette unité est multiple et toujours le cri précède le mot. À la première onomatopée l’ordre apparent se brise, se dissout, l’individu prend le pas sur le groupe, y va de son récit personnel, de son histoire, de sa contribution, de sa spécificité. Le désordre et la cacophonie ne sont qu’apparence, étape transitoire, nécessaire, passage vers un un état supérieur d’équilibre, quelques fois sous la gouverne, l’autorité, le pouvoir d’un seul et dont il faudra se défaire, comme un clin d’œil freudien à Totem et tabou. La beauté de ces hommes noirs, luisant de sueurs, uniques et différents, aux gestes d’une précision chirurgicale faite de force, de précision, de retenues et d’élan vers l’autre, illumine le plateau. Ils sont les co-auteurs de de ce spectacle hypnotisant. Leurs gestes, leurs mouvements, leurs balancements épousent et décalquent un univers sonore fait de souffles, d’onomatopées, de silences, de sourdes pulsations jazziques, pour créer un univers dans lequel regarder ce qui se passe sous nos yeux conduit à mieux voir au fond de soi. Telle est la philosophie de Josef Nadj, artiste sans frontières ni barrières, chorégraphe, danseur, mais aussi plasticien et photographe… pour notre plus grand plaisir.
À coup sûr une des plus belles soirée de la Biennale de danse 2022.
Fort-de-France, le 01/05/2022