— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Le romancier, poète et essayiste Lyonel Trouillot, l’une des voix majeures de la littérature haïtienne contemporaine, s’est fait l’écho d’un large secteur de la société civile haïtienne en dénonçant, dans un texte récent diffusé d’abord par courriel le 18 octobre 2022, l’appui public du linguiste Michel DeGraff au cartel politico-mafieux du PHTK en Haïti. Artisan d’une œuvre littéraire forte et singulière élaborée dans les deux langues officielles du pays, le créole et le français, l’auteur de « Bicentenaire », de « Antoine des Gommiers » (Actes Sud, 2004 et 2021) ainsi que de « Pwomès » (poésie) et du roman « Agase lesperans » (C3 Éditions, 2014 et 2016), est également un éditorialiste lucide et courageux dont la parole analytique est attendue et entendue en Haïti. Lyonel Trouillot est aussi l’auteur d’une réflexion de premier plan sur la situation linguistique haïtienne, « Ki politk lengwistik pou Ayiti ? », parue dans Le Nouvelliste du 7 juillet 2005. La dénonciation, par Lyonel Trouillot, de l’appui de Michel DeGraff au cartel politico-mafieux du PHTK en Haïti a été publiée sur les sites suivants entre le 18 et le 21 octobre 2022 :
–Fondas kreyol (Martinique) : « Voyé yon minis monté sé sipò objektif pou pwopagann gouvènman an » ;
— Haïti-Reference info (États-Unis) : « Voye yon minis monte se sipòte gouvènman li ladan n lan » ;
–Potomitan (Suisse/Antilles) : « Voye yon minis monté sé sipò objektif pou pwopagann gouvènman an » ;
–Madinin’Art (Martinique) : « Le romancier et essayiste Lyonel Trouillot dénonce le soutien de Michel DeGraff au PHTK néo-duvaliériste ».
Dans la conjoncture politique actuelle en Haïti où l’Exécutif PHTKiste est aux abois et fomente une nouvelle occupation militaire du pays, la prise de position de Lyonel Trouillot est de toute première importance puisqu’elle émane d’un acteur-clé hautement crédible de la société civile et qu’elle exprime publiquement une opinion partagée par de nombreuses personnes intéressées par les questions éducatives et linguistiques au pays. Son propos est sans équivoque : « M pa antre nan deba lengwistik ayisyen an nan dimansyon teknik li. Mwen pa gen konpetans pou sa. Kòm sitwayen e kòm moun ki reflechi anpil sou enjistis ak inegalite sosyal, mwen gen pozisyon m sou ki politik lengwistik ki dwe patisipe nan kreyasyon yon sosyete ki va donnen plis jistis ak egalite, men se pa sou sa m ap pale jodi a. M sezi, m estomake lè m li editoryal M. Michel Degraff nan Mew York Times kote, an bon kreyòl, li voye minis edikasyon gouvènman de fakto doktè Ariel Henry a, M. Nesmy Manigat monte kòm yon moun ki pote lespwa. Se pa mwen ki ap aprann mesye Degraff yon minis solidè aksyon gouvènman li ladan n lan. Gouvènman de fakto a kreye yon sitiyasyon sosyo-politik ki mete peyi a tèt anba. Sitwayen, sitwayèn nan lari, y ap fè fas ak yon represyon sovaj. Y ap mande demisyon yon pouvwa ki pa gen pyès lejitimite, ki pa regle anyen, ki lakòz tout bagay vin pi mal, ki vann lonè peyi a nan mande asistans militè etranje. Tout analiz bay gouvènman an pa gen lòt objektif ke rete sou pouvwa a, jwi tout tan sa posib e òganize ale l yon jan pou pèp la pa ka mande l kont. Ariel Henry ak sipò minis li yo prezidan-premye minis-pouvwa jidisyè-pouvwa lejislatif, l ap dirije jan l vle, refize antre nan negosyasyon serye ak fòs nan peyi a pou kriz politik la jwenn yon solisyon. »
La prise de position de Lyonel Trouillot, dans l’actuelle conjoncture politique haïtienne, est éclairante à plusieurs titres. Elle doit être bien comprise par l’analyse de quelques facteurs constitutifs et la consultation des articles du New York Times à l’origine de son intervention.
Rappel et examen des faits, documents à l’appui
Dans le déroulé des faits, il y a d’abord eu la parution dans le New York Times du 14 octobre 2022, à la rubrique « Opinion / Guest Essay », de l’article de Michel DeGraff, « As a Child in Haiti, I Was Taught to Despise My Language and Myself ». Dans cet article, Michel DeGraff soutient que « Financial remedies for these overwhelming historic injustices still seem like a distant prospect, but in terms of cultural remedies, Haitians at last have some hope. Haiti’s minister of education, Nesmy Manigat, recently announced that Kreyòl should serve as a language of instruction throughout primary and secondary education. French would be taught as a second language in the early grades, then used as an additional language of instruction soon after. Mr. Manigat is also advocating the teaching of English and Spanish starting in middle school. The new direction is meant to valorize students’ language and identity, healing them from the colonial wounds of the past and equipping them for academic success and further education. » (« Les remèdes financiers à ces injustices historiques accablantes semblent encore une perspective lointaine, mais en termes de remèdes culturels, les Haïtiens ont enfin un certain espoir. Le ministre haïtien de l’Éducation, Nesmy Manigat, a récemment annoncé que le kreyòl devrait servir de langue d’enseignement tout au long de l’enseignement primaire et secondaire. Le français serait enseigné comme deuxième langue dans les premières années, puis utilisé comme langue d’enseignement supplémentaire peu après. M. Manigat préconise également l’enseignement de l’anglais et de l’espagnol dès le collège. Cette nouvelle orientation vise à valoriser la langue et l’identité des élèves, à les guérir des blessures coloniales du passé et à les équiper pour la réussite scolaire et la poursuite des études. ») [Ma traduction]
La version créole du même article est parue le 14 octobre 2022 dans le New York Times et a pour titre « Ann Ayiti, lekòl yo aprann nou rayi lang nou epi rayi tèt nou ». Michel DeGraff y écrit : « Men, nou finalman jwenn yon espwa nan dosye reparasyon kiltirèl la. Minis edikasyon Ayiti a, Nesmy Manigat, fèk anonse kreyòl dwe sèvi kòm lang ansèyman nan tout nivo lekòl fondamantal ak lekòl segondè. Lekòl yo dwe anseye franse kòm yon dezyèm lang depi nan ti klas yo epi, byen vit ann apre, yo dwe itilize franse kòm yon dezyèm lang ansèyman. Epi, tou, Mesye Manigat mande pou gen ansèyman angle ak panyòl kòmanse nan setyèm ane fondamantal. Objektif nouvo desizyon sa a se pou valorize lang ak idantite elèv yo, libere yo an ba chenn mantal kolonyal yo epi ba yo bon jan fondasyon pou siksè akademik ansanm ak edikasyon avanse. »
Dans les versions anglaise et créole de cet article, il y a manifestement un « effet d’annonce », un lourd et volontaire amalgame propagandiste à géométrie variable concocté à des fins idéologiques et politiques : il est rigoureusement faux de prétendre que, sous la mandature de Nesmy Manigat, « l’espoir » est désormais permis parce que « le kreyòl devrait servir de langue d’enseignement tout au long de l’enseignement primaire et secondaire. » Sur le plan historique, le créole langue d’enseignement a été institué par la réforme Bernard de 1979 –Nesmy Manigat n’en a donc pas la paternité, contrairement à ce que Michel DeGraff essaie frauduleusement de faire accroire. Par le procédé de l’amalgame, Michel DeGraff passe ainsi de la posture à l’imposture, et de l’imposture à la démagogie mystificatrice. D’une part, il est totalement erroné de vouloir faire croire qu’une simple déclaration (en réalité un simple « tweet » daté du 25 août 2022) du ministre de l’Éducation, Nesmy Manigat, aurait valeur de cadre légal d’aménagement du créole dans le système éducatif national ; ou aurait valeur d’une Loi entérinée par le Parlement et qui conformément à l’article 5 de la Constitution de 1987 établirait le cadre jurilinguistique de l’aménagement de nos deux langues officielles. D’autre part, il est tout aussi erroné de vouloir accréditer l’idée farfelue qu’une simple déclaration du ministre de l’Éducation aurait préséance sur les documents officiels d’orientation adoptés par le ministère de l’Éducation ces dernières années. Car en dépit de leurs lacunes, les documents officiels d’orientation ont au moins le mérite d’exister et de vouloir situer l’action de l’État en matière d’éducation sur le plan institutionnel et non pas sur le registre de l’agitation scénique d’un ministre à travers les réseaux sociaux. Car s’il est historiquement attesté que l’épineuse question de l’aménagement du créole dans le système éducatif national a été posée dans sa dimension institutionnelle dès la réforme Bernard de 1979, il est tout aussi vrai que cette épineuse question, récurrente depuis lors, n’a toujours pas trouvé sa résolution de manière adéquate et durable.
Cet état de fait se donne à lire dans divers documents officiels majeurs du ministère de l’Éducation nationale auxquels ne se réfèrent ni Michel DeGraff dans son article du 14 octobre 2022 ni Nesmy Manigat dans son « tweet » lunaire du 25 août 2022. Il s’agit en particulier du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » qui entend orienter et structurer la totalité des interventions de l’État en matière d’éducation sur une si longue période. Au chapitre linguistique, voici ce que consigne très chichement, il faut le souligner, les « Orientations stratégiques » du « Plan décennal…» : « En résumé, au cours des dix années du plan décennal (2018-2028), de nombreuses actions seront entreprises pour (…) notamment « Renforcer le statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée dans le processus enseignement/apprentissage à tous les niveaux du système éducatif haïtien » (« Plan décennal…» p. 28 ; voir notre bilan analytique publié en Haïti dans Le National du 31 octobre 2018, « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative »).
L’autre document officiel majeur auquel Michel DeGraff évite de se référer est le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 ». Au chapitre des préconisations linguistiques et didactiques, ce document consigne l’orientation suivante : « (…) l’une et l’autre langues sont, tour à tour, langues d’enseignement. L’enfant est accueilli à l’école dans la langue parlée dans sa famille, le créole, et c’est dans cette langue qu’il découvre le monde et accomplit ses premiers apprentissages. Puis, en s’appuyant sur les compétences développées en créole, il doit s’approprier le français pour en faire progressivement une langue d’apprentissage scolaire, à partir de la 3e année. Le passage harmonieux d’une langue d’enseignement à l’autre est déterminant pour la réussite de son parcours. L’ambition de l’école haïtienne est d’amener, d’une manière équilibrée, chacun à parler, comprendre, lire et écrire, avec une égale aisance dans l’une et l’autre langue » (p. 16). En ce qui a trait spécifiquement au créole, le document précise que « Au cours des deux premières années du fondamental, le créole est la langue d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. C’est dans cette langue qu’il va développer des compétences qui pourront ensuite être transférées au français, puis à d’autres langues. (…) « Le créole reste langue d’enseignement en troisième et quatrième années, mais doit s’amorcer la « transition linguistique » vers le français. Ce passage déterminant doit être géré avec beaucoup d’attention et de souplesse.
L’enseignement du créole est poursuivi, en continuité, jusqu’à la fin du secondaire, avec en particulier, la pratique de la littérature créole. Cet enseignement joue un rôle essentiel dans la transmission de la culture, de l’histoire et des traditions haïtiennes » (p. 41). (Pour un bilan analytique de ce document majeur, voir notre article « L’aménagement du créole à l’épreuve du « Cadre d’orientation curriculaire » du ministère de l’Éducation d’Haïti », Le National, 2 mars 2021.)
L’un des enseignements de « l’oubli » de ces documents officiels majeurs d’orientation du système éducatif national est que le ministre de facto Nesmy Manigat privilégie une « gouvernance du paraître », une « gouvernance par accumulation de tweets », une « gouvernance enchaînée au thermomètre du buzz médiatique » plutôt que d’insuffler une véritable direction administrative au ministère de l’Éducation basée sur une politique linguistique éducative nationale. Ce mode de gouvernance préoccupe de nombreux cadres du ministère de l’Éducation qui voient leur institution voguer sans ligne directrice constante et au fil de plusieurs décisions erratiques prises par Nesmy Manigat la plupart du temps en dehors de toute consultation avec les associations d’enseignants et les directeurs d’écoles.
De l’art obscur de la récidive politique et de la dérive idéologique
Le MIT Haiti Initiative a conclu en avril 2013 un accord de partenariat avec l’État haïtien représenté par Laurent Lamothe, l’un des plus « lourds » caïds du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. La « loyauté » du MIT Haiti Initiative envers ce cartel, à travers les prises de position publiques de Michel DeGraff, ne s’est jamais démentie depuis lors. De notoriété publique depuis plusieurs années, le soutien de Michel DeGraff au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, à travers sa propagande soutenue en faveur du PSUGO, est attesté dans les deux documents suivants que chacun peut en tout temps consulter :
1—Son article « La langue maternelle comme fondement du savoir : L’Initiative MIT-Haïti : vers une éducation en créole efficace et inclusive », Revue transatlantique d’études suisses, 6/7, 2016/2017.
2–Sa vidéo postée sur Youtube le 5 juin 2014, « Gras a pwogram PSUGO a 88% timoun ale lekòl ann Ayiti » (« Grâce au PSUGO 88% des écoliers haïtiens sont scolarisés en Haïti »).
Sur le plan des idées, en matière d’éthique politique et universitaire, Michel DeGraff s’est révélé être un idéologue populiste récidiviste cultivant d’année en année un soutien sans faille au cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste. Il s’y est encore récemment employé lorsque le ministre de facto de l’Éducation, Nesmy Manigat, dépourvu d’une vision cohérente de la didactique du créole et d’un véritable plan d’aménagement du créole dans l’École haïtienne, a brusquement annoncé l’inconstitutionnelle décision (mort-née depuis lors ?) de ne subventionner que les manuels scolaires rédigés en créole. Ainsi, dès l’annonce de cette mesure « révolutionnaire », Michel DeGraff n’a pas hésité à entonner un bavard cocorico « nationaliste » et à saluer « une journée historique » dans l’histoire du pays : « Vreman vre, jounen 22/2/2022 sa a se te yon jounen istorik nan istwa peyi nou e nan istwa mouvman kreyòl la » (cf. courriel de Michel Degraff daté du 27 février 2022 intitulé « Liv ki ekri oubyen tradwi nan kreyòl »). Dans son empressement à saluer et à supporter cette prétendue « journée historique » dans l’histoire du pays, Michel DeGraff feint d’ignorer que l’État haïtien n’administre et ne finance que 20% de l’offre scolaire détenue à 80% par le secteur privé national et international. Il feint également d’ignorer que la mesure « révolutionnaire » décidée en dehors de toute consultation avérée avec les associations d’enseignants, les directeurs d’écoles et les éditeurs de manuels scolaires est inconstitutionnelle et viole les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 (voir notre article « Financement des manuels scolaires en créole en Haïti : confusion et démagogie au plus haut niveau de l’État », Le National, 8 mars 2022). Là encore « l’effet d’annonce », sans plan directeur d’ensemble, tient lieu de politique linguistique éducative nationale, et la moindre décision ministérielle touchant le créole est vite célébrée, sans analyse sérieuse et documentée, au titre d’une innovation « historique » : en cela aussi le populisme linguistique se nourrit des errements idéologiques et de l’art de tourner en rond.
Il existe en réalité une communauté de vue, une appartenance idéologique commune entre le Michel DeGraff linguiste-idéologue et un certain secteur du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste bénéficiant de la « rente financière d’État » dans le domaine éducatif : c’est le populisme linguistique « en service commandé ». Dans sa variante identitaire prêchant le monolinguisme, le populisme linguistique « en service commandé » entend :
–promouvoir le créole en dehors des prescrits de la Constitution de 1987 ;
–promouvoir le créole par le rejet systématique du français, l’une de nos deux langues officielles et langue de notre patrimoine linguistique historique bilingue ;
–proclamer le créole seule langue officielle d’Haïti ;
—promouvoir le créole en dehors de tout cadre institutionnel national ;
—promouvoir le créole en dehors de tout cadre référentiel en didactique du créole et dans le rejet de la didactisation du créole ;
–promouvoir le créole à contre-courant d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique ;
–s’opposer à l’obligation constitutionnelle de l’aménagement simultané des deux langues officielles du pays, le créole et le français.
Ce sont là les enjeux politiques et idéologiques majeurs qui, en structure profonde de son narratif, chevillent l’article de Michel DeGraff dans le New York Times du 14 octobre 2022. Que certains, armés d’une improbable boule de cristal, croient naïvement que le créole aurait accédé au Prix Nobel de linguistique parce qu’il s’étale, sous la plume éthérée de Michel DeGraff, dans les prestigieuses pages du New York Times, relève d’une myopie volontaire et sans lendemain. Mais les faits sont têtus et doivent être interrogés avec rigueur : l’article de Michel DeGraff en appui aux innovations « révolutionnaires » du ministre PHTKiste de l’Éducation quant à l’usage du créole dans l’enseignement est publié dans un contexte politique précis. Il intervient alors même qu’il n’y a pas eu de rentrée scolaire début octobre 2022, les écoles étant fermées partout en Haïti ; il est publié au moment où l’Exécutif PHTKiste, dépourvu de la moindre légitimité politique et constitutionnelle et totalement coupé de la population, est aux abois et fait appel à ses « intellectuels de service » pour tenter de faire croire qu’il administre l’État ; il est parachuté dans le New York Times au moment où l’Exécutif PHTKiste, incapable de faire face à l’hégémonie grandissante des gangs armés et jouant sa survie, réclame une urgente nouvelle occupation militaire du pays. Il est d’ailleurs symptomatique que la missive de Michel DeGraff soit aussi fortement et bavardeusement hors-sol, tel un OVNI sans prise réelle sur la conjoncture et l’auteur ne se prive pas de pérorer sans procéder à l’identification des forces sociales, politiques et oligarchiques qui sont à la manœuvre dans l’actuel chaos haïtien. Ainsi, dans son article, Michel DeGraff offre à ses lecteurs une vision à la fois partielle et révisionniste de l’histoire d’Haïti lorsqu’il ne cible que le rôle de la France qui aurait imposé au pays « yon ranson lengwistik, yon chenn pou kolonizasyon mantal » tout en faisant l’impasse sur la tutelle de facto imposée depuis 1915 à Haïti par l’Empire américain. Celui-ci a de différentes manières soutenu tous les pouvoirs autoritaires en Haïti, spécialement la dictature duvaliériste, et il a porté sur les fonts baptismaux le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste il y a onze ans, mais cette réalité est occultée par le linguiste-prédicateur-propagandiste du MIT qui se garde de manière constante d’analyser publiquement le rôle du Crocodile étoilé dans tous les secteurs de la vie nationale de l’Occupation américaine de 1915 à 1934 et jusqu’en 2022. L’idée farfelue d’une « rançon linguistique », qu’il faudra ultérieurement analyser, fait maintenant partie de l’arsenal des idées révisionnistes colportées par Michel DeGraff dans le champ historico-linguistique. Sur ce registre, il serait utile et éclairant d’investiguer de quelle manière les idéologues au service de la dictature de François Duvalier ont abordé dans leurs écrits la problématique de la « rançon » versus la pseudo « dette » de l’Indépendance. Une recherche approfondie et à large spectre analytique devra ainsi revisiter les œuvres des intellectuels duvaliéristes « en service commandé » : les frères Paul et Jules Blanchet, l’autoproclamé « historien » révisionniste Rony Gilot (laudateur de la dictature duvaliériste), l’idéologue raciste René Piquion (porte-étendard du noirisme et des « authentiques »), Gérard Daumec (le préfacier en 1967 du « Guide des « Œuvres essentielles » du docteur François Duvalier »), le proto-nazi Gérard de Catalogne (admirateur de Pétain et de Maurras et responsable éditorial des « Œuvres essentielles » de François Duvalier).
Ces enjeux sont perçus comme tels par Lyonel Trouillot dans sa légitime protestation du 18 octobre 2022. L’un des grands mérites de l’article de Lyonel Trouillot est de rappeler l’importance et la nécessité d’une « veille linguistique » en Haïti où le populisme linguistique demeure en embuscade et veut se faire passer, entre autres avec le soutien politique public des Ayatollahs du créole, pour un véritable projet de société. Dans le domaine de l’éducation, le bilan du PHTK néo-duvaliériste est quasi nul depuis onze ans : il a donc besoin d’alliés, sur la scène nationale et internationale, capables de vanter ses indétectables « réussites ». Dans le domaine de la lexicographie créole et de la modélisation de la didactique en langue maternelle créole, le bilan du MIT Haiti Initiative depuis 2013 confirme qu’il est un « discours d’annonce » autocentré et cette « Initiative » –complaisamment soutenue par le Département de linguistique du MIT–, est encore caractérisée par son lourd déficit d’implantation dans le système éducatif national. Le MIT Haiti Initiative dirigé par Michel DeGraff a donc impérativement besoin de maintenir son « alliance stratégique » avec le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste pour perdurer, pour se donner un vernis de « légitimité » sur le sol national et pour tenter de s’implanter en Haïti. Il est à cet égard hautement significatif que Michel DeGraff, contrairement à la communauté des linguistes haïtiens, soit le seul linguiste créoliste à soutenir publiquement un Exécutif haïtien corrompu, illégal et kleptocrate ayant requis récemment une nouvelle occupation militaire du pays. Enfin il est tout aussi hautement significatif que la communauté des linguistes haïtiens n’a à aucun moment avalisé le pseudo « modèle » lexicographique du MIT Haiti Initiative et s’est bien gardé de recommander l’usage de son médiocre « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » pour l’apprentissage en créole des sciences et des techniques (voir notre article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022).
Montréal, le 24 octobre 2022