Les éditions Stock publient, dans leur collection Ma nuit au musée, « la première incursion en littérature » de l’auteur et dessinateur Enki Bilal. Nu avec Picasso voit Bilal déambuler au sein de l’œuvre de Pablo Picasso, entre ses tableaux et les murs du musée qui lui est consacré, à Paris.
Quelle est cette main inconnue et surpuissante qui attrape Enki Bilal au beau milieu de la nuit et le projette sur un lit de camp ?
Quel est ce lieu mystérieux et hanté dans lequel il a atterri ?
Qui sont ces créatures, minotaure, cheval ou humains déformés, que l’artiste rencontre en essayant de trouver son chemin dans ce labyrinthe sombre et inquiétant ?
Que lui veulent-elles ? Et dans quel état sortira-t-il de cette incroyable nuit ?
Dans une déambulation hallucinée, Enki Bilal croise tant les personnages de Picasso, ses muses, ses modèles, que le grand maître lui-même et Goya, son idole. Son errance dans les couloirs du Musée Picasso prend la forme d’une rêverie éveillée qui nous fait toucher du doigt l’œuvre du peintre espagnol d’une façon sensorielle et envoûtante, pour aboutir en épiphanie à la présentation de Guernica, la grande toile du maître.
Un extrait :
La principale que je ne vois pas et qui me saisit par le col, alors qu’il n’y a pas d’âme qui vive à cinquante mètres à la ronde, me propulse à travers le portail grand ouvert du musée PP.
Elle est accompagnée d’un souffle batracien, une odeur indicable et laide qui glisse chaudement de part et d’autre de ma nuque et se vrille dans mes deux narines exceptionnellement dégagées pendant cette période de rhume des foins.
Le choc de mon front contre le vase que tient à bout de longs soutiens-gorge démesuré une dame sculptée dans le bronze a le mérite d’effacer dans la seconde
l’odeur nauséabonde, et la douleur qui suit, le bon goût de moi faire perdre connaissance en même temps que le portail se réfère à un sourd de claquement.
Je retrouve mes esprits alors qu’il fait noir et que j’y vois comme en plein jour.
Je suis allongé sur un lit de camp en toile beige et ma bosse fait si mal qu’elle semble vraie. Je l’effleure du bout des doigts et décide qu’elle estbien vraie voiture bombée et sensible. Pas de liquide chaud et épais qui coule, c’est une bonne chose.
Je me redresse sur un coude et tourne la tête.
La femme de bronze est là, dans mon dos,le vase au bout de son long bras musculeux. L’autre bras, le gauche, n’est plus, je veux dire qu’il n’existe pas, ou à peine, ou sous forme de moignon dégradant peut-être – c’est toujours dégradant un moignon, n’est- ce pas, sauf si on n’en a rien à faire de cette addiction selfisatrice qui nous fait oublier l’espace, le vrai, pas celui qui nous exclut, mais celui qui nous ouvre vers l’ailleurs.
J’ai l’impression qu’elle parle, la femme bronzée, mais non. Ça doit venir du dehors lointain – je n’avais jamais vu un dehors pareil à Paris, ce dehors où il n’y avait pas d’âme qui vive à cinquante mètres à la ronde autour de moi, et où une principale m’a agrippé par la nuque pour moi projeter ici, vous vous souvenez quand même j’espère.
Une force indicible m’aurait donc extrait du dehors. Détourné de mon extérieur pour moi cloîtrer dans ce dedans…
J’ai bien une théorie sur les dehors-dedans, mais l’exposant ici et maintenant me paraît peu judicieux et vain. Plus tard.
Je regarde la lourde porte plus refermée qu’une bouche cousue. Pas la peine d’essayer de l’ouvrir. Ça se voit de là où je suis, mon lit.
Finalement, être dans un dedans en ces temps trouble vaut mieux qu’être dans un dehors, je me dis.
Ce lieu serait en quelque sorte mon refuge?
Mon corps est tendu, inconfortablement mis sur le lit de camp, mais je n’ose pas bouger. Le refuge s’annonce mal.