Nouvelle crise de la vie chère en Martinique : faut-il que tout change pour que rien ne change ?

— Par Jean-Michel Salmon, Maître de conférences en économie, Faculté de Droit et d’Economie de la Martinique, expert des petites économies insulaires.—

La vie est chère à la Martinique ; très chère, trop chère. Savez-vous pourquoi ?

C’est parce que nous sommes obligés, je dis bien obligés de n’acheter que les marchandises européennes qui sont déjà chères, par elles-mêmes et qui deviennent encore plus chères du fait que, pour arriver jusqu’à nous, elles sont obligées de franchir 7000 km de mer en payant le frêt le plus cher du monde.
Ne croyez-vous donc pas que ce serait une bonne chose que les martiniquais aient le droit de commercer librement avec leurs voisins immédiats. L’Amérique centrale, l’Amérique du Sud, les Antilles-Guyane. Est-ce qu’ils ne devraient pas par exemple, avoir le droit d’acheter à côté pour 9 F ce qu’à l’heure actuelle ils sont obligés d’acheter en Franc 18 F ou 20 F ? Et bien ça, ça s’appelle LA LIBERTE COMMERCIALE.

Aimé Césaire, 24 février 1978, Discours des Trois Voies ou des Cinq Libertés

La nouvelle crise de la vie chère en Martinique a atteint un paroxysme de violence. Y en aura-t-il d’autres, plus grands encore ?

Comme il est de coutume de dire, pour savoir où l’on va, il faut s’avoir d’où l’on vient. Et regarder où vont (ou que font) les autres. J’aimerais ici dès lors partager une double perspective que nous apporte une réflexion dans le temps et dans l’espace.

Commençons par le lien avec l’Histoire contemporaine de la Martinique1 : la crise de la vie chère actuelle n’est en rien nouvelle, et elle n’est que la partie émergée de l’iceberg. Sa problématique fut très bien synthétisée par Michel Branchi, ex- commissaire de la Concurrence et de la Consommation en Martinique, dans un article publié en février 20092 à partir de la première grave crise de la vie chère, tandis que rien n’a changé depuis, à part le petit « BQP », véritable cache-sexe posé sur une réalité restée honteusement inchangée.

Laquelle ? L’INSEE parle de 40 % d’écart moyen de prix avec l’hexagone, et déjà tous les opérateurs-affairistes sont venus nous expliquer les étapes de la chaîne logistique où chaque opérateur serait raisonnable, mais où, comme on dénombre 13 à 15 maillons de cette chaîne (et autant de marges au passage) en contexte de petite économie insulaire, ceci expliquerait cela.

Rappelons en premier lieu que le calcul des 40% d’écart dans les prix alimentaires est sujet à caution : tout dépend de la manière dont on constitue le panier de consommation, base de la comparaison. Soit. Mais encore : la moyenne a bon dos ! Comment se fait-il que pour nombre de produits, on obtienne des écarts allant de 200 à 300% ? Est-ce uniquement lié au nouveau mode de facturation du transporteur maritime par forfait au container, et non plus par produit transporté, comme cela nous est gentiment expliqué ? On peut en douter. Ne serait-ce pas plutôt pas plutôt parce qu’il est aisé, dans le contexte de la Martinique, de prendre le consommateur local en otage ?

Les différentes sessions de la table ronde qui se sont succédé depuis début septembre 2024 ont amené les différentes parties prenantes à travailler et s’engager conjointement sur les éléments constitutifs des prix, afin de les baisser : la taxe d’octroi de mer (dont les taux sont gérés par la CTM, en respect du cadre européen pris par la décision du Conseil), la TVA (décidée par l’Etat, là aussi en respect du cadre européen), les marges des opérateurs privés – transporteur maritime, transitaire, importateur, grossiste, distributeur… – qui souvent sont parvenus à se positionner en situation d’oligopole voire de monopole sur tout ou partie de la chaîne logistique (intégration dite verticale) et dont certains connaissent des résultats nets faramineux. La CGA-CGM, et ses 23.5 milliards d’euros de bénéfice mondial en 2022 ; ou encore le groupe GBH, créé en 1960, et sa place de 210ème au classement des plus grandes fortunes françaises, la sienne étant estimée à 300 millions d’euros.

Rappelons que le rapport parlementaire du député Hajjar a mis en évidence en 2023 la grande opacité qui règne sur les comptes de la grande distribution qui refuse de publier ses comptes, en toute illégalité, au nom du « « secret des affaires ». Relevons que cela n’empêche pas l’État d’en décorer le plus célèbre d’entre eux, du grade de Commandeur de la Légion d’honneur en 2011 puis plus récemment, sur décision du Président Macron, de celui de Grand Officier de la Légion d’honneur, en juillet 2024.

Ce manque de transparence n’est d’ailleurs pas sans rappeler celui qui caractérise le transport aérien vers les outre-mer, de nombreuses commissions parlementaires s’étant succédées sans grand résultat sur les pratiques tarifaires de la compagnie nationale, dont l’Etat est pourtant le plus grand actionnaire, toujours considérées à juste titre comme abusives par les populations antillaises, notamment quand les politiques de ‘yield’ management génèrent des pics tarifaires en haute saison, insupportables notamment pour les familles.

Et de demander à l’État de faire un surcroît d’effort en matière de « continuité territoriale » dans le transport aérien, comme dans le transport alimentaire… Mais qui va payer le prix des marges pratiquées par tous ceux qui s’enrichissent grassement au passage3 ? Le contribuable français ? Nous reviendrons plus loin sur cette intéressante question.

Mais poursuivons d’abord notre mise en perspective cette fois en matière de géographie. Nous sommes sommés d’avaler le bien-fondé des écarts parfois ubuesques de prix – pour la qualité, nous y venons dans quelques lignes – en en attribuant la cause à la petite insularité et au grand éloignement de nos outre-mer. Quel esprit raisonnable pourrait penser que les coûts de livraison, donc les prix de vente, puissent être les mêmes à Fort de France qu’à Nancy. Certes ! Et pourtant.

Je reviens de quelques jours passés à Saint-Martin. Cas très intéressant d’une petite île encore plus petite et encore plus à distance des grandes routes maritimes que la Martinique, et qui est séparée en deux parties hollandaise et française (moins de 40 000 habitants chacune), cette dernière ayant fait le choix en 2007 de devenir une collectivité d’outre-mer au sens de l’article 74 de la Constitution, et de rester sous statut RUP en Droit européen4. Avec un tourisme de séjour limité (100 000 personnes), tandis que Sint Maarten fonctionne plutôt comme une économie de port franc, qui importe tout principalement des États-Unis (77% du total), de Hollande (7%) et de France (4%), pour satisfaire ses 1,7 millions de touristes annuels. Cette situation crée une situation de concurrence substantielle, avec des effets prix et qualité intéressants en rapport à la Martinique, sans que l’on puisse convoquer la géographie comme justificatif comme on le fait chez nous. Encore plus intéressant, Saint Martin n’a pas d’octroi de mer, et une taxe à la consommation5 se substitue sur place à la TVA avec un taux de 4% – la fiscalité étant de venue une compétence locale.

Le résultat en termes de rapport qualité-prix est bien visible : par exemple au Super U de Hope Estate, côté français non loin de la ville de Grand Case, on trouve des étals formidablement bien fournis et tenus de produits ultra-frais de fruits et légumes (voir photo ci-dessous) au même prix ou pour certains moins chers qu’en Martinique6. Il en va de même pour les produits bio7. Certains me diront que la Martinique n’a pas vocation à devenir un eldorado du duty-free. Certes, mais cela prouve à tout le moins que l’éloignement et l’insularité n’expliquent pas tout, loin de là.

C’est après avoir découvert cette réalité de la grande distribution dans la partie française de l’île, où GBH n’est semble-t-il pas présent8, que j’ai appris le même jour, en lisant le dernier rapport annuel de l’IEDOM sur St Martin, que la situation va changer prochainement. En quoi ? « À compter de février 2025, le groupe CMA CGM va remodeler son offre en supprimant la ligne directe Le Havre-Philipsburg (Sint Maarten), pour répondre aux enjeux de décarbonation du transport maritime et au changement climatique. Les marchandises pour Saint-Martin seront débarquées en Martinique, puis transférées sur des navires plus petits adaptés aux infrastructures de Philipsburg. Ce changement allongera la durée du fret de 4 jours supplémentaires (passant de 10 jours à 14 jours), préjudiciable à la vente des produits ultrafrais sur le territoire »9. La Martinique va-t-elle exporter ses problèmes de vie chère à Saint-Martin tandis que les opérateurs de la chaîne logistique, toujours la même, s’enrichiront au passage, cette fois ci aussi sur le dos du consommateur saint-martinois ? Au moins ceux-ci auront-ils l’alternative de s’approvisionner côté hollandais : ils ne pourront donc pas être entièrement pris en otage. Mais quelle idée… Pourquoi passer par le port de la Martinique, dont la réputation n’est pas d’être le plus compétitif du monde, loin s’en faut… Et comment cette décision fut prise ? Mystère et boule de gomme, mais pas pour tout le monde…

Venons-en maintenant à LA racine profonde du conflit, tant « sé déyè lanmè ki ni lanmè10 ». Elle est simple : elle réside dans la persistance d’une grande pauvreté-précarité en Martinique, associée aux effets d’hystérèse de l’esclavage colonial. La combinaison structurelle des deux conduit à l’absence totale de justice économique dans ce pays, malgré la perfusion budgétaire dont il bénéficie. En réalité, de facto, cette perfusion aggrave les inégalités.

Expliquons-nous en partageant quelques éléments d’analyse historico-sociologique et politico-économique de la société martiniquaise : cette dernière se constitue d’une pyramide sur laquelle sont versés des transferts publics qui permettent le maintien d’une formidable rente dont les plus modestes ne touchent que quelques miettes. Le ruissellement est ici, encore plus qu’ailleurs, une fable, pour ne pas dire une farce.

Au sommet de cette pyramide, la caste11 béké bien entendu, avec à sa tête le groupe GBH. Quand je suis arrivé en 1991, j’ai lu l’ouvrage « Les puissances d’argent en Martinique » de Guy Cabort-Masson, publié en 1984. Qu’est-ce qui a changé depuis lors ? Rien. Au contraire, le pouvoir de cette caste s’est encore renforcé. Et son mode de fonctionnement est resté inchangé au niveau sociétal, quand bien même un de ses membres, le très courageux Roger de Jaham (paix à son âme) a tenté en son temps (années 1990-2000) d’en bousculer l’habitus qu’il dénonçait lui-même publiquement comme étant basé sur un leg parental raciste transmis par éducation.

Sous cette caste, deux classes.

Celle des professions libérales (médecins, pharmaciens, avocats, etc…) – peut-être conviendrait-il de parler d’ethno-classe ici, car y sont représentés majoritairement des mulâtres, dont il se dit qu’ils ont choisi cette voie professionnelle sachant que celle des affaires économiques (lisez commerciales) leur était barrée par la caste susmentionnée.

Et la classe de la grande, moyenne et petite bourgeoisie d’État – les fonctionnaires dont le traitement est boosté par la prime de vie… chère, les fameux 40%. Quand deux fonctionnaires sont en couple, cela fait une prime de 80%, soit quasiment un 3ème salaire… Cette bourgeoisie d’État constitue une clientèle captive pour la grande distribution – ou une alliée de fait, c’est selon, puisque créant un pouvoir d’achat sans lequel la chaîne logistique d’importation ne pourrait pas pratiquer ces marges que l’on imagine très élevées d’autant qu’elles sont maintenues illégalement dans le secret (cf supra). Notons au passage que ces traitements salariaux majorés, conçus initialement pour compenser la vie chère, au final de facto la nourrissent mécaniquement…

Et finalement, à la base ce cette pyramide, un « bas » peuple discriminé, percevant des bas salaires, ou, en l’absence d’emploi, des revenus d’assistance (comme le RSA…). Rien de singulier me direz-vous : on retrouve ça ailleurs dans toute société capitaliste néolibérale, n’est-il pas… ? Oui, et… non. Car il y a une différence de degré, voire de nature. En Martinique, de nombreux salariés du secteur privé restent au SMIC du début à la fin de leur carrière, sans espoir d’ascension sociale au sein de l’entreprise12. Ensuite, le précariat et la grande pauvreté sont nettement plus prégnants en outre-mer que dans l’hexagone13. Et le profil ethnique de cette pauvreté est clair : il s’agit là des descendants de travailleurs de la canne, « descendus » massivement en ville par l’exode rural des années 50-60, qui eux-mêmes sont des descendants d’esclaves. Nous sommes donc en présence d’un lumpen-ethno-prolétariat.

La crise de la vie chère est donc une manifestation d’une lutte d’ethno-classe, et bien souvent derrière la dénonciation de la « profitasyon » se cache (de moins en moins) celle des comportements de la caste du sommet de la pyramide, décriés par le bas de cette même pyramide. Il lui en faut du courage, car ses espoirs d’emplois, quand il en a encore, correspondent largement à une embauche par… le secteur privé aux mains de la caste. Courage, ou plutôt, en temps de crise, désarroi et désespérance.

Tout cela existe bel et bien, dans le cadre du choix historique par Césaire et quelques autres du « modèle » dit de la départementalisation outre-mer14, qui a abouti à une « économie de transferts publics »15, modèle dans lequel la Martinique est sous perfusion budgétaire permanente de L’état, à hauteur a minima de 2 milliards d’euros par an16 pour elle seule, soit environ le quart du PIB martiniquais17, ou près de 6 000 euros par habitant18.

Très peu de territoires au monde peuvent bénéficier d’un tel soutien financier public19. Ce montant de 2 milliards d’euros voire plus, c’est exactement celui de l’excédent des importations sur les exportations martiniquaises, ces dernières étant très réduites20. Les importations provenant dans une large majorité de l’hexagone, il y a donc là une sorte de circuit économique de fait où la solidarité budgétaire nationale est récupérée par les firmes hexagonales dans leur commerce d’ « expéditions extérieures » vers les DOM. Ce qui amène certains à qualifier ces économies d’ « économies de comptoir ».

Dans ce contexte d’une économie (mais aussi une société) totalement métrocentrée21, la Martinique tourne structurellement le dos à son environnement caribéen et au continent américain (contrairement à Sint Maarten, cf supra), ce malgré les efforts de longue haleine en matière de diplomatie territoriale qui commencent à porter peu à peu quelques fruits. Avec des citoyens bien peu capables de parler les langues des pays voisins, si ce n’est le créole.

La jeunesse martiniquaise se tourne depuis longtemps le dos à elle-même, étant priée de ne pas s’intéresser à sa propre histoire contemporaine, qui nulle part jusqu’au bac ne lui est enseignée, l’histoire-géo prévalente étant celle de la France. Certes on ne dit plus « nos ancêtres les gaulois » tellement c’était ridicule. Mais ce n’est qu’en arrivant au campus que les étudiants de la Faculté de Droit et d’Economie peuvent, le cas échéant, trouver une opportunité d’en apprendre un tant soit peu sur leur propre économie politique, donc sur eux-mêmes, notamment dans le cours d’Economie caribéenne que je délivre dans l’amphi Frantz Fanon – quel symbole ! Amèrement, je constate chaque année qu’ils n’ont pas, ne serait-ce qu’une vague idée, de la pensée de ce dernier et de ses implications ? Et qu’ils n’ont jamais entendu parler des crises de la banane avec la prise de l’aéroport pendant une semaine (1992), ou de la grande crise bancaire (1995), ou de l’histoire du Crédit Martiniquais, ou encore des référendums de 2003 et 2010. Le mot RUP, quesaco ? Finalement, ceux qui quittent la Martinique pour s’en aller an lot bo quittent le pays la plupart du temps sans rien savoir de ces questions pourtant indispensables pour la constitution de la conscience collective du peuple martiniquais. Dont acte. Comment s’étonner qu’ils partent en grand nombre et qu’en conséquence la Martinique est passée en moins de trente ans du département le plus jeune à celui le plus vieux de France…?

Revenons à la lutte des (ethno)classes et au lumpen-ethno-prolétariat martiniquais : quand ce dernier se soulève et se révolte, la bourgeoisie fait immédiatement corps avec la caste et l’État, pour se contenter de dénoncer les émeutiers comme étant des voyous, des repris de justice, sans aller plus loin dans sa réflexion s’agissant des causes profondes, de la racine de la crise.

Yo pa lé wè ki sé pèp-la ki ka goumen. Ja antanlontan, moun té ka di ki sé mawon-la sa té seleman an bann’ vagabon ek brigans22.

Face à cette révolte du peuple, de même que face à la pyramide susmentionnée, les élus locaux sont comme coincés à l’intérieur d’un triangle où chaque partie de la population constitue un coin de ce triangle : 1. la caste qui électoralement ne représente rien, 2. le lumpen-ethno-prolétariat qui ne vote quasi pas, et donc sur lequel il est difficile de compter électoralement parlant, et 3. la bourgeoisie libéro-étatiste vieillissante qu’il faut bien ‘cajoler’ si l’on veut être élu. L’État, lui, tirant les ficelles en étant proche du pouvoir économique local, c’est-à-dire la caste béké23. Et ainsi le piège se referme. Au-delà de son autonomie bien limitée – au regard de l’objectif des Cinq Libertés de Césaire24 – le péyi et sa classe politique locale ne peuvent que clamer leur désir d’émancipation, tandis que leur pouvoir d’agir reste bien circonscrit. « Sé an péyi ki jis soti di an colonie ek ti tak plis lautonomi » chante Max Télèphe avec Bwakoré – an bel passage de la chanson Yich Tig (pa ka fèt san zong ! Sé ou tou sel, konnet koté kombaw).

Tant que le peuple martiniquais voudra, comme il l’a largement exprimée le 10 janvier 201025, rester dans le cadre de l’article 73 de la Constitution, qui consacre l’identité législative, il restera en quête de son identité profonde. Se tournant très timidement vers ses voisins caribéens, et surfant (un peu) sur la vague du wokisme – féminisme et afrodescendance – il a cependant encore beaucoup de mal à matérialiser sa fraternité avec les peuples africains, comme le montre l’affaire des étudiants africains à l’Université des Antilles sommés de payer des droits d’inscription dits « différenciés » d’environ 3000 euros, là où les étudiants de l’UE (y compris antillais, métros et européens) s’acquittent de droits standards d’environ 300 euros, avantage étendu aux étudiants de la Grande Caraïbe et d’Inde, par décision discrétionnaire du Président de l’Université, mais pas aux africains26. Un comble au pays de Césaire et de Fanon. Aliénation quand tu nous tiens. Les peaux sont restées noires, les masques sont restés blancs.

Tout ceci présente une certaine cohérence logique que l’on ne peut que regretter, mais c’est ainsi qu’est et que va la Martinique.

En fait, ce que le RPPRAC propose, et tente d’imposer par l’usage du dialogue mais aussi de la force– sur un territoire où historiquement cet usage a toujours été la règle – c’est une véritable inflexion à la fois décoloniale et anti-capitaliste, à un système dominé par les tenants d’une idéologie de fait diamétralement opposée à ces paradigmes, quelques soient les discours qu’ils tiennent, qui ne sont que postures.

Terminons avec deux dernières remarques à propos de la méthode béké. Elle consiste à faire payer l’autre, c’est-à-dire l’Etat, pour continuer à s’enrichir, et ce depuis le dédommagement perçu lors de l’abolition de l’esclavage en 184827. Avec des torsions parfois assez inattendues, comme l’idée pour une entreprise d’être remboursée d’une dépense non-effectuée28.

Aujourd’hui, les « chevaliers de la Table Ronde » demandent à l’État de prendre en charge le fret, en sus d’une TVA à 0% sur un panier de produits dont le périmètre est encore en discussion, pour contribuer à faire baisser les prix de la distribution. Ce qui viendra s’ajouter aux transferts publics déjà plus que conséquents évoqués plus haut, et tandis que Bercy cherche férocement à faire partout des économies face à un déficit budgétaire record laissé par la Macronie. Barnier aime l’outre-mer et fut un Commissaire européen à la politique régionale qui soutint les RUP avec ferveur certes, mais… Il est toujours facile de dépenser l’argent des autres. Le contribuable français appréciera, dans cette France où la moitié de la population vit avec moins de 2000 euros par mois et crie elle aussi ses difficultés.

Quid de la réduction des marges le long de la chaîne logistique jusqu’à la grande distribution ? On est toujours très mal informé sur ce point : les grands groupes sont prêts à répercuter les baisses d’octroi de mer et de TVA auxquelles s’engagerait la CTM et l’Etat, d’accord. Mais qu’en est-il de l’ensemble des marges commerciales le long de l’intégration verticale jusqu’au magasin ? C’est « touche pas au grisbi, salope ! 29 » ?

Jusqu’où les békés, dont l’un des patriarches Hayot affirmait en 1960 que « mener des ouvriers noirs est facile, le noir c’est comme un enfant, il faut être juste, on en obtient ce qu’on veut »30, jusqu’où donc sont-ils prêts à aller, pour permettre justement un peu plus de justice économique et sociale dans ce pays ?

Il faut espérer le succès de cette Table Ronde, comme une première étape, mais vers quoi ensuite ?

Matinik, sé an bel péyi. Mais quo vadis ?

Dans « Jojo K » de Taxi Créole, Danièle René-Corail chantait : « Lé i rentré bo kay li byen rinté byen kassé, Jojo toujou égri lajan pa ka rentré. Lé gwo case ka palé ridresseman, dévelopeman, pawol an bouch’ pa chaj’ tou sa sé sinéma »…

Farce, ou développement réel (donc celui de la production locale) ?

Il ne faut pas se contenter de changer le pansement, il faut penser le changement31.

La Martinique traverse une de ses grandes heures de vérité…

Sé lespwa mal papay32 ?

Je veux être, comme au premier jour et jusqu’au bout et tant que mes forces me le permettront un de ceux qui disent :
NON A L’INDIGNITE
NON A L’OPPRESSION
NON A L’INJUSTICE

Et que l’histoire retiendra, peut-être, comme les derniers chevaliers de l’ESPERANCE D’UN PEUPLE. »

Aimé Césaire, 24 février 1978, Discours des Trois Voies ou des Cinq Libertés

1Pour l’Histoire pus ancienne (coloniale et post-coloniale), nous y revenons plus loin.

3Des duopoles en réalité : dans l’aérien, Air France d’un côté et l’association en code share Air Caraïbes/Corsair de l’autre. Dans la grande distribution en Martinique : Carrefour/GBH et Leclerc/Parfait.

4selon sa loi organique toutefois, peu de compétences juridiques ont été rapatriées sur le territoire

5du nom de la TGCA, taxe générale sur le chiffres d’affaires.

6Des tomates-grappe originaires de France à 3€50 le kg. De même, des poivrons à 4€99, là où sur les dernières années en Martinique je ne les ai jamais vus à moins de 6€50.

7Par exemple des laits végétaux à 2€50, là où en Martinique ils sont proposés à 3€50-6€.

8Serait-ce parce que les profits à y réaliser tout au long de la chaîne y sont moins élevés qu’ailleurs ?

9Source : IEDOM

10C’est derrière la mer qu’il y a la mer » : dicton créole bien connu indiquant que les apparences sont trompeuses, ou qu’il faut creuser un peu les choses pour mieux en connaître les tenants et les aboutissants.

11Larousse définit la caste comme un « groupe social endogame, ayant le plus souvent une profession héréditaire et qui occupe un rang déterminé dans la hiérarchie d’une société ». Il en précise également le sens péjoratif : « Groupe qui se distingue par ses privilèges et son esprit d’exclusive à l’égard de toute personne qui n’appartient pas au groupe : Esprit de caste ».

12Puisque dans les entreprises familiales de la caste, qui dominent le tissu économique, bien souvent les postes intermédiaires sont réservés aux membres de la famille, même si pas toujours compétents.

13L’Insee définit la grande pauvreté par la combinaison de deux indicateurs : disposer de revenus inférieurs à la moitié du niveau de vie médian (soit le seuil de pauvreté dit « de 50 % », moins de 885 euros par mois pour une personne seule en 2018) et se déclarer privé d’éléments essentiels (pouvoir se payer de bonnes chaussures, maintenir son logement à température, etc.). Elle touche cinq à dix fois plus les départements d’outre-mer (DOM) que la métropole, selon les données de l’Insee pour l’année 2018. Elle frappe plus de 10 % de la population guadeloupéenne, martiniquaise et réunionnaise et près de 30 % des Guyanais, contre 2 % des habitants de l’Hexagone. Source : L’observatoire des inégalités DOM : une grande pauvreté, cinq à dix fois plus élevée qu’en métropole (inegalites.fr)

14Loi de 1946, consolidée dans la Constitution de 1958 (en son Article 73).

15Voir l’article originel de Claude de Miras en 1988 L’économie martiniquaise : croissance ou excroissance ? – Persée (persee.fr).

16L’IEDOM ne publie plus les comptes de l’Etat en Martinique depuis son dernier rapport annuel édition 2014, mais il est évident que l’écart budgétaire ne s’est pas réduit depuis lors.

17Qui s’est élevé à 9.5 milliards d’euros en 2022, et dans lequel la valeur ajoutée non-marchande est sur-représentée.

18sur un PIB par habitant de 27 000 euros en 2022.

19On peut citer néanmoins, outre l’outremer français, l’Irlande du Nord et le Groenland.

20A la banane et au rhum (ainsi que la réexportation de produits pétroliers une fois raffinés par la SARA vers la Guadeloupe et la Guyane). La banane n’étant maintenue que par les subventions européennes dans le cadre de la PAC (sur la mesure POSEI) à hauteur d’en moyenne environ 100 millions d’euros par an.

21Comme le disait en son temps Bernard Petitjean Roget.

22Il est intéressant de se pencher sur ce mot : « brigand » vient de l’italien briga, qui a donné brigante au 15ème siècle, et trouve son origine dans le bas latin brigancii. A l’origine il s’agit d’un soldat à pied, protégé par sa brigandine, qui est une armure. Cela donne les mots brigue (occupation, affaire, réunion), briguer, brigade (comme dans brigade de police) ? En portuguais, brigar veut dire ‘se battre ou se disputer’, et abrigar ‘se protéger’

23Sachant que le groupe béké a historiquement plus d’influence sur les gouvernements français de droite que sur ceux de gauche, tout en parvenant tout de même le plus souvent à leur fin avec ces derniers, surtout quand la gauche se fait centriste et maastrichtienne.

24Rappelons qu’il s’agissait des libertés douanière, commerciale, économique, culturelle et politique. Discours des Trois Voies ou des Cinq Libertés – Aimé Césaire | Interventions démocratiques (interventions-democratiques.fr)

25refus exprimé à 79% de passer à l’Article 74, qui est justement le cadre de l’autonomie pour les outre-mer…

27alors même qu’il n’y a jamais eu de véritable réforme agraire là où elle aurait permis de mettre fin à la mainmise des descendants des esclavagistes sur la propriété des terres issue de la plantation. Mainmise dont la cession par vente d’une bonne moitié au cours de la seconde moitié du XXème siècle fut le point de départ d’un réinvestissement massif dans le commerce d’importations (grande distribution et automobile, entre autres), origine d’une autre mainmise.

28Cas en vigueur jusqu’en 2019 de la TVA NPR, dite non perçue récupérable.

29Célèbre exclamation de Francis Blanche dans le film Les tontons flingueurs.

30Il poursuivait en disant qu’ « un béké c’est ce qui y a de mieux… Les békés ce sont les descendants des blancs européens qui se sont reproduits en race pure »

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31Une expression du même Francis Blanche

32Encore une belle chanson de Bwakoré.