« Nouvelle-Calédonie : l’invraisemblable verdict»,  par Olivier Pighetti

Hienghène, 5 décembre 1984 : Massacre, procès et mémoire d’une tragédie calédonienne

Disponible jusqu’au 29/12/2024 sur FranceTV

Le 5 décembre 1984, dans la vallée de Hienghène, un drame sanglant bouleversa la Nouvelle-Calédonie et marqua durablement les mémoires. Dix Kanaks, militants indépendantistes, furent abattus dans une embuscade tendue par un groupe de caldoches. Ce massacre, véritable paroxysme des tensions politiques et ethniques de l’époque, cristallisa les divisions au sein de l’archipel et précipita une série d’événements violents qui marquèrent la fin des années 1980.

Un contexte explosif : tensions politiques et fractures sociales

Au début des années 1980, la Nouvelle-Calédonie est le théâtre d’un affrontement entre deux visions irréconciliables : l’indépendance pour les Kanaks, portée par le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste), et le maintien de l’archipel dans le giron français, défendu par les Européens, majoritairement caldoches. À cette époque, les Kanaks revendiquent non seulement leur souveraineté, mais aussi la reconnaissance des injustices historiques subies depuis l’instauration de la colonisation française en 1853.

Dans ce climat déjà tendu, les élections territoriales prévues pour le 18 novembre 1984 deviennent un catalyseur de violence. Le FLNKS appelle à un « boycott actif », perturbant le scrutin par des actions musclées. De leur côté, les caldoches, isolés dans des zones rurales, se sentent abandonnés par l’État et acculés face à l’activisme kanak. À Hienghène, village emblématique dirigé par Jean-Marie Tjibaou, figure de proue du mouvement indépendantiste, les tensions atteignent leur paroxysme.

Le massacre de Hienghène : une embuscade préméditée

Le 5 décembre 1984, un groupe de caldoches armés tend une embuscade dans la vallée de Hienghène. Leurs cibles : des Kanaks qui revenaient d’une réunion pour discuter de l’arrêt des hostilités. Dix hommes sont tués, leurs véhicules criblés de balles. Certains des fuyards sont froidement abattus. Parmi les victimes figurent deux frères de Jean-Marie Tjibaou, renforçant l’impact symbolique de ce massacre.

Les auteurs, des métis broussards vivant en autarcie à proximité des tribus kanakes, justifieront plus tard leur acte par la peur et les représailles qu’ils disaient subir. Pourtant, l’embuscade révèle une préméditation froide, un acte commis dans un contexte où les frontières entre voisins, autrefois floues, se sont brutalement redessinées.

Un procès controversé : entre scandale judiciaire et mémoire collective

En octobre 1987, trois ans après les faits, les sept caldoches responsables du massacre comparaissent devant la cour d’assises de Nouméa. Ce procès, qui s’annonçait comme une opportunité de justice, tourne rapidement au fiasco judiciaire. Le jury, exclusivement composé d’Européens, acquitte les accusés en invoquant la légitime défense. Cette décision, applaudie par une partie du public européen, choque profondément les Kanaks et leurs soutiens.

Jean-Marie Tjibaou, anticipant cette issue, avait prévenu : « Nous sommes tous des morts en sursis. » Ce verdict, perçu comme une insulte à la mémoire des victimes, aggrave les tensions. Il devient le symbole d’un système judiciaire et politique incapable de traiter équitablement les Kanaks.

Le réalisateur Olivier Pighetti, dans son documentaire Nouvelle-Calédonie, l’invraisemblable verdict, utilise les enregistrements sonores du procès, exceptionnellement rendus accessibles. Ces archives, d’une intensité rare, dévoilent le climat explosif dans lequel s’est déroulé ce jugement. Elles permettent de comprendre comment cette « anomalie judiciaire » a pu se produire, dans un contexte où les divisions ethniques et politiques rendaient impossible un procès équitable.

Des conséquences dramatiques : un cycle de violence qui s’intensifie

L’acquittement des meurtriers de Hienghène agit comme un détonateur. Six mois plus tard, en avril 1988, les tensions culminent avec la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa. Cet événement se solde par la mort de 19 Kanaks et de 4 gendarmes, dans des circonstances encore controversées. Ces tragédies successives illustrent l’incapacité de l’État français à apaiser les tensions et à offrir une réponse politique adaptée aux aspirations des Kanaks.

Une plaie toujours ouverte : mémoire et réconciliation

Près de quatre décennies plus tard, le massacre de Hienghène demeure une blessure vive dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Il rappelle les injustices subies par les Kanaks et les profondes divisions qui continuent de traverser l’archipel. Si des avancées politiques ont été réalisées depuis, notamment avec les accords de Matignon et de Nouméa, la mémoire de ces événements reste un enjeu central.

Le documentaire de Pighetti, en redonnant vie à ces voix du passé, offre une opportunité de réflexion. Comprendre le massacre de Hienghène et son traitement judiciaire, c’est aussi saisir les racines des conflits actuels et envisager les voies possibles vers une réconciliation durable. Plus qu’un rappel historique, cette tragédie pose une question essentielle : comment bâtir un avenir commun dans une société marquée par des décennies de fractures et d’injustices ?