— Par Jean-Paul Jouary —
Ce qui est requis, c’est la primauté de la parole publique sur la violence des vengeances et la primauté de l’intérêt commun sur l’intérêt égoïste… Le principe de l’ubuntu est ainsi résumé en un cogito magnifique : « nous sommes donc je suis ».
Dès lors qu’une société souffre de fortes tensions et que celles-ci se traduisent par des violences, on voit surgir selon un réflexe pavlovien qui relève de la mécanique élémentaire trois exigences complémentaires : l’appel à plus de répression, la demande de plus de surveillance, la proposition d’enseigner à l’école le civisme et la morale. Chacun sait pourtant que la répression banalise la violence et multiplie les souffrances génératrices de nouvelles violences, que la surveillance permanente engendre un climat de suspicion qui répand toutes les méfiances et prive la citoyenneté de son socle de liberté personnelle, quant aux leçons de civisme et de morale…
Comment peut-on croire un instant qu’une chose aussi complexe que l’obéissance à des règles intériorisées, la culture du respect réciproque, la conviction que la citoyenneté est de nature à alimenter le bien commun, puissent être façonnées par des mots lancés d’une estrade, malgré tout l’engagement et les convictions des enseignants ? Qui peut croire un instant qu’expliquer le fonctionnement des institutions en place puisse convaincre qu’il faut respecter à travers elles le lien social dont tout humain a besoin, si ces institutions sont discréditées, ses principes sans cesse transgressés, et l’initiative populaire exclue de toute sa logique ? Dire en plus qu’il n’est pas moral de tuer, de voler, d’agresser risque enfin d’être une formidable découverte pour les intéressés. Tout cela apparaît indigent et dérisoire, et en dit long sur la capacité des « représentants » du peuple à penser et agir de sorte que les tensions, les violences et la montée désormais extrêmement dangereuse d’un parti aussi raciste qu’antidémocratique.
Bien sûr, faire barrage à tout cela suppose que l’on entreprenne de s’attaquer à la détresse sociale de millions de personnes concentrées là où s’enchevêtrent tous les problèmes, ce qui suppose de s’attaquer aux invraisemblables inégalités qui explosent littéralement au rythme des profits des plus riches. Et on ne peut espérer combattre ces insolents privilèges en quémandant quelques gestes en échange de nouveau cadeaux mirobolants. Sans ce courage, Le Front national ne peut que progresser, avec la porosité désormais évidente de ses idées avec celles du reste de la droite. Les contradictions objectives ne peuvent régresser avec de simples phrases.
Mais sans attendre cette transformation sociale, puisqu’il faut bien tout faire pour endiguer les comportements violents générateurs de nouvelles régressions, il faut bien réfléchir à ce qui peut en déraciner le principe même. Or en ce domaine, après les louanges et les fleurs jetées sur le cercueil de Mandela, il est devenu évident que tout est fait pour qu’il ne reste rien de sa démarche dans les consciences humaines. Pour soigner la société, selon ses mots, et pour libérer les bourreaux en même temps que les victimes, pour créer les conditions d’une activité politique patiente et résolue qui transforme la société, Mandela avait avec Mgr Tutu inventé un système de règlement des conflits : la mise face à face des parties opposées pour verbaliser l’antagonisme, les souffrances, le désir de vengeance, les regrets, la mémoire du mal commis. Cette démarche de « vérité et réconciliation », sans oubli mais sans vengeance, qui occupa les médias et les discussions publiques pendant plus de deux années, si elle n’a pas magiquement réglé tous les problèmes, a au moins apaisé les rapports humains de sorte qu’un avenir commun soit préservé. Cette initiative de haute teneur philosophique a inspiré d’autres peuples qui avaient souffert de terribles atrocités : le Timor Oriental, le Rwanda et de nombreux autres où cela ne parvint pas à aboutir. En fait, cette démarche de réconciliation par la parole et le regard du groupe ne produit de réels résultats que là où s’était enracinée une tradition de palabres du même genre : l’ubuntu en Afrique du Sud, l’adat au Timor Oriental, le gacaca au Rwanda (1). Chaque fois, ce qui est requis, c’est la primauté de la parole publique sur la violence des vengeances et la primauté de l’intérêt commun sur l’intérêt égoïste, ces deux primauté constituant l’essence même de ce que nous appelons « citoyenneté ». Le principe de l’ubuntu est ainsi résumé en un cogito magnifique : « nous sommes donc je suis ».
Nous ne possédons pas une telle tradition, et le libéralisme a défait bien des pratiques de solidarité qui avaient longtemps protégé la France des dérives actuelles. Il est donc urgent d’inventer de nouvelles pratiques qui puissent édifier un nouveau socle pour la citoyenneté. Et s’il est évident que l’école peut y contribuer, continuons peut-être de répéter des cours de morale civique, mais favorisons l’intériorisation de vrais principes en généralisant l’exercice quotidien de la résolution verbale et collective des conflits. Pourquoi par exemple ne pas instituer partout et à tous les niveaux, chaque fois qu’un conflit éclate entre élèves et qu’ils en viennent à des mots et des coups qui font entrer dans le cycle infini des vengeances, des séances de verbalisation du conflit, devant la classe, au termes desquelles il faut se serrer la main et devenir voisins de table, avant toute sanction, et avec la volonté d’éviter toute sanction ? Certes, comme pour les règles de politesse, il peut sembler paradoxal d’instituer de l’extérieur des comportements d’amitié qui relèvent des sentiments intérieurs. Mais personne n’a jamais pour cette même raison proposé d’interdire la politesse. N’est-ce pas une sorte de jouissance de vivre ce type de « nous sommes donc je suis » qui nous a tant émus lorsque nous défilions, quatre millions, le 11 janvier dernier ?
(1) Sur toute la question, je renvoie à mon livre Mandela, une philosophie en actes, paru au Livre de poche il y a quelques mois, ainsi qu’à celui de Kora Andrieu, La justice transitionnelle, Gallimard, 2012.