— Par Janine Bailly —
Le spectacle conçu par la Compagnie Nova et Fab-Théâtre de Belleville est une mosaïque colorée de tableaux qui pour notre plus grand bonheur se succèdent sans nous laisser reprendre souffle, un patchwork de textes judicieusement choisis et assemblés pour que nous entendions la voix de quelques-uns de nos plus grands penseurs. Fait aussi de poèmes, discours et interviews, illustré de scènes imaginaires qui avec humour ou gravité viennent croiser la réalité historique et littéraire, l’ensemble, dont la cohérence est assurée par le récit de la vie d’Aimé Césaire, a su éviter l’écueil du didactisme comme celui de l’hagiographie ou du discours sentencieux. Parce qu’elles nous parlent de nous-mêmes et des autres, ces littératures poétiques, engagées et salvatrices sont « des armes miraculeuses » offertes pour que nous progressions vers plus de tolérance, d’intelligence et de vivre ensemble. La force de ce montage réside dans le fait que, partant de ce que l’on a appelé le “problème noir”, il ouvre l’éventail au reste du monde et propose un questionnement sur le “multiculturalisme” de nos sociétés qui aujourd’hui, refusant l’arrivée de trop de migrants, tendent à se replier égoïstement sur elles-mêmes.
Les mots de Chamoiseau, « comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? », ouvrent sur le chœur des cinq comédiens qui déclament le Black-Label au refrain obsédant, ce « long poème lamento de Gontran-Damas, devenu au fil des ans comme l’hymne blessé de l’âme nègre ». Ce sont aussi les mots de ce Black-Label que, pour répondre à une remarque déplacée d’Hervé Mariton, Christiane Taubira a choisi un jour de réciter à l’Assemblée Nationale : « Nous les gueux / nous les peu / nous les riens / nous les chiens / nous les maigres / nous les nègres / qu’attendons-nous (…) pour faire les fous / pisser un coup / tout à l’envi / contre la vie / stupide et bête / qui nous est faite… ». De ce poète, nous entendrons encore, mais bien plutôt nous verrons, soutenu par quelques gestes en refrain obsessionnel, le Désastre tiré du recueil Pigments, cri de révolte contre une éducation créole d’inspiration bourgeoise, génératrice d’acculturation : « Parlez-moi du désastre / parlez-m’en (…) Ma mère voulant d’un fils très bonnes manières à table (…) Ma mère voulant d’un fils mémorandum (…) Cet enfant sera la honte de notre nom / cet enfant sera notre nom de Dieu / Taisez-vous / Vous ai-je dit ou non qu’il vous fallait parler français / le français de France… ».
Mais nous voici bientôt transportés dans le Chicago des années 1830, et l’un des comédiens s’enduit de noir le visage et danse, dans une imitation de James Crown, star du Blackface, ce spectacle de cabaret à visée ouvertement raciste créé par les Blancs pour les Blancs, qui faisait du Nègre une représentation clownesque, désarticulée, caricaturale et dévalorisante. Puis, après avoir entendu l’allocution d’ouverture, qui vantait « la prodigieuse activité de notre Empire d’Outre-Mer, son incomparable développement (…) les perspectives qu’il ouvre à nos activités et à nos espoirs », nous suivons en 1931 celle qui sera notre guide, exaltée et naïvement enthousiaste, à l’Exposition Coloniale Internationale de Paris. Une exposition où l’on voit un directeur de théâtre mettre en scène, dans ces sortes de zoos humains qu’étaient les villages reconstitués, des Kanaks et autres représentants de peuples colonisés, enfants nus parfois au cœur d’un automne glacial. Une manifestation qui entraîna d’abord les vigoureuses protestations des surréalistes, d’Aragon, Char, Desnos et autres dont nous entendons lecture du tract : “Ne visitez pas l’Exposition Coloniale“, puis une contre-exposition hélas très peu fréquentée !
S’il est des passages qui ont moins gardé intacts leurs secrets — des passages connus du grand public, dont je suis —, ils sont donnés dans une interprétation neuve, capables encore de nous surprendre et de nous émerveiller, telle cette déclamation, forcément attendue, mais psalmodiée à plusieurs voix, du Cahier d’un retour au pays natal. Ou comme ces poèmes revisités qui, parce que parfois mis en musique, proposés en solo ou en chœur, a cappella ou soutenus par les instruments, sont porteurs d’une saveur, d’une émotion et d’une joie nouvelles.
Cette saine émotion, qui pourrait se faire trop prégnante, est désamorcée par le rire : au trio d’écrivains majeurs “d’ici”, le Martiniquais Aimé Césaire, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Guyanais Léon-Gontran Damas, fait écho pour une définition de la négritude, le trio de “là-bas”, André Breton qui avant Le Cahier découvre d’abord, dans une épicerie — un débit de la régie aurait-on dit à cette époque ? — la revue Tropiques animée par Suzanne et Aimé Césaire, Jean-Paul Sartre le préfacier de Senghor et pourfendeur des colonialismes, Robert Desnos pour qui Gontran-Damas, « figure la plus singulière, la plus troublante de ce mouvement » n’a hélas pas conquis la place qu’il mérite dans nos mémoires collectives. Dans cette réjouissante séquence surréaliste, parodie d’émission littéraire télévisée, chacun des trois comédiens endossera donc deux rôles, se métamorphosant, reproduisant dictons et tics de nos intellectuels, faisant montre alors de vraies qualités d’imitation tant vocales que corporelles, et d’une diction toujours parfaite. Parce que je suis femme sans doute, j’accorderai une ”mention spéciale” à Armelle Abibou, qui de façon très convaincante incarne Aimé Césaire, à Éva Rami, aussi à l’aise en passionnaria de l’exposition coloniale qu’en présentatrice télévisuelle sophistiquée, mais qui sait si fort faire vibrer les mots et résonner les textes graves. Et redirai, de Léopold Sédar Senghor, le début de cette déclaration d’amour : « Femme nue, femme noire / Vêtue de ta couleur qui est vie / De ta forme qui est beauté / J’ai grandi à ton ombre… »
Enfin, les mots étant le vecteur par lequel les peuples marquent leur existence au monde, les comédiens égrènent la douloureuse litanie des langues qui chaque jour meurent, à jamais oubliées, illustrant ainsi le propos d’Édouard Glissant : « Il faut chérir les langues, car avec toute langue qui disparaît s’efface à jamais une part d’imaginaire humain, une part de forêts, de savanes et de trottoirs fous. La poésie ne produit pas de l’universel, non, elle enfante des bouleversements qui nous changent ».
Une autre litanie vient clore la représentation qui, mêlant histoire et littérature, fait le rappel d’événements importants ou dramatiques, imputables jusqu’à nos jours à la société des hommes.
Janine Bailly, Fort-de-France, le 23 mars 2018