— Par Monchoachi —
Le corps de l’homme est le nœud : il est l’originaire, le lieu natif d’où tout se met en mouvement et se propulse. Il est le support sur lequel tout vient se nouer. Traversé par la parole, il est la matrice en laquelle s’articule son rapport au temps, à l’espace et à la terre. Il est l’ultime où tout se joue. Il ne faut donc pas s’étonner qu’à chaque phase importante de l’évolution du monde, le corps constituât l’enjeu majeur, la mise décisive.
Déjà le christianisme, avec le génie particulier qui est le sien avait à juste titre saisi ce qu’a de véritablement crucial le corps. Il s’en est d’emblée emparé comme emblème; mais un emblème chargé d’ambigüité puisqu’il s’agit d’un corps martyrisé, châtié. Il l’a ensuite, de nouveau en toute ambigüité, métamorphosé en corpus dei (corps de dieu), ce qui constitue pour le moins une manière de l’absenter car le dieu de la religion de l’Unique n’a pas de corps, autrement dit: ou wèy, ou pa wèy, disparèt’ pran-y. Toutefois, l’exhibition du corps de Jésus, complaisamment orchestrée tout au long par l’art occidental du Moyen-âge, permettait par ailleurs au christianisme d’étendre son emprise à toute la terre, en particulier à la terre dite « païenne » (en laquelle, ne l’oublions pas, l’Europe du Moyen-âge se trouve incluse); autrement dit, d’étendre son emprise partout là où le corps est incontournable comme axe accordant l’homme au monde.
Une terre vide?
Dans le prolongement de la religion, la science-technique. En dépit de quelques démêlés initiaux entre l’une et l’autre, la science-technique va prendre le relais de la religion, substituant sa « certitude » à la « vérité » religieuse…pour finir par s’accommoder l’une de l’autre en se partageant pour ainsi dire les « territoires »: à l’une le ciel, à l’autre la terre. La science-technique mettant ainsi en chemin d’enfanter une terre vide pour un ciel vide. Car l’une comme l’autre vont finir par se nourrir du Même, à savoir, l’idée de l’Unique. Transposée sur terre, cette idée va donner naissance à l’ « Occident », traversé par cette chimère qui l’obsède : l’idée de l’Unique en laquelle sur terre il s’escrime de configurer « le monde » (ou plus justement : « l’immonde ») et à laquelle il voudrait conformer la manière d’être des hommes. Car l’Unique de la religion étant conçu et donc perçu comme le « créateur de toutes choses », sa traduction calamiteuse sur terre dans la perspective de la science-technique qui s’est emparée de tout, se retrouve toute entière dans l’idée de pouvoir tout produire et tout reproduire, « à partir d’une formule unique », y compris par conséquent le corps de l’homme ramené à un assemblage d’organes, ceux-ci eux-mêmes formés de « particules élémentaires ».
C’est ici qu’il convient de prendre en considération le mode d’apparition de ce qu’il faut bien appeler une catastrophe mondiale. Que l’épidémie actuelle ait donné lieu à l’hypothèse, voire à la claire affirmation, d’une production en laboratoire, qu’elle soit avérée ou non, loin d’être fantaisiste, donne au contraire la parfaite mesure de ce sur quoi nous sommes assis. Et c’est cette indication qui, quoi qu’il en soit, doit fortement retenir notre attention quand d’aucuns voudraient la balayer d’un revers de main. Car elle est riche en enseignements sur la nature même de cette civilisation qui aujourd’hui régit le monde, et en laquelle nous semblons comme englués. Et nous le sommes en effet, tant les mailles du dispositif qu’elle n’a eu de cesse de déployer, et qui est tout entier commandé par la logique de l’Unique, se sont resserrées.
Mais l’Unique, tel le Dieu, ne se montre jamais en tant que tel: toujours voilé, toujours paré de leurres, il se dérobe constamment de telle sorte que derrière ses voiles se dispose un monde totalitaire qui ne s’affiche jamais comme tel, mais met en scène la démocratie et ses accessoires (humanitarisme…). Se retrouve ainsi le schéma récurrent du « pyromane-pompier », ne faisant en réalité en ses interventions que nourrir la logique catastrophique, ruineuse, en voulant contraindre l’homme à être cet « animal raisonnable », si nécessaire au bon fonctionnement de ses rouages.
Une fente dans la charnière
Or l’Unique est une mesure, un la-manière approcher choses et gens qui dés-accorde et coupe de tout ce qui fait monde. Car tout ce qui fait monde est constitué du Deux: le masculin et le féminin, le jour et la nuit, le haut et le bas, le ciel et la terre…A l’inverse, le dit « temps réel » qu’instaure la science-technique, en lequel tout peut survenir en l’instant, détruit ce qui fait la marque et la beauté du temps, à savoir l’attente; l’espace nivelé perçu comme simple étendue, porte atteinte à l’existence de lieux, et la course à la suppression des distances supprime le proche et le lointain; la pensée de l’Unique bafoue la terre en ses rythmes de fleurissement et de fructification; , elle coupe enfin de la parole, à savoir de sa magique consistant à faire paraîte-prendre les choses, en leur saisissement les illuminer et les déposer entre les mains des uns des autres, qu’ils puissent s’y enlacer, se laisser par elles porter-grandir.
C’est cette mesure de l’Unique qui est au cœur de la pensée et du projet de l’Occident, qui le constitue de part en part, l’oriente et l’active en chacune de ses démarches, qui se trouve mise en cause à travers la Résistance en cours en Martinique, Guadeloupe et Guyane. Résistance mémorable à plus d’un titre, car elle opère un tournant et ouvre une perspective, une claicie, une remise en cause inédite. Ce n’est pas ici seulement une forme de domination politique qui est contestée, dans ce cas précis une sorte de colonialisme attardé; ce n’est pas non plus, en sa genèse, des problèmes dits « économiques » ou dits « sociaux ». En effet, la pensée occidentale depuis son origine conduit toujours sa démarche en catégorisant; cette méthode lui permet, en séparant toujours et en réduisant, de déployer son dispositif, sa grille, de façon à tout ramener à sa vision du monde, donc : Économie + Social + Politique.
Or, ici, il s’agit à proprement parler d’un avènement inouï que le contexte de l’époque dans laquelle nous sommes entrés a porté à émergence; il s’agit de rien moins qu’en un lieu-charnière, les Antilles, intérieur/extérieur de l’Occident, là où s’ouvrent les fentes, les fissures, se fasse jour un mouvement massif poussant à récuser une mainmise millénaire sur la terre entière. Car ici c’est la pensée même et le projet même formant fondement de l’Occident, sa mesure qui est récusée. Il faut savoir entendre cette parole des manifestants guadeloupéens clamant :
Nou pa vlé piki azòt la (Nous ne voulons pas de votre piqûre)
Piqûre, en son étymologie, dit justement et opportunément la mesure. Et c’est cette mesure, par delà la piqûre, qui se trouve rejetée car elle est porteuse de la catastrophe, et de catastrophes à répétition; elle est ruineuse pour la terre et asservissante pour l’homme. Les formes que prennent cette Résistance ne sont pas non plus anodines : la fête et les chants qu’elle fait ressurgir portent le jeu, le deux, cela même qu’il s’agirait de réinstaurer pour sortir vraiment de cette impasse en laquelle l’Occident a échoué le monde. La parole créole a gardé et garde avec soin le deux continument en sa langue, dans le redoublement constant de ses vocables, en particulier du verbe, qui porte la verve et donc le rythme à travers ses sonorités; elle ne fait pas appel à l’imposition extérieure du sens : rhaler-mennenvini, colé-séré, pòté-alé, tounen-viré, chapé-dégrengolé-désann, pran-kouri… elle s’anime de ses sons et chemine à travers eux et avec eux. Elle est le plus précieux guide pour nous ramener un jour à l’accordance.
Urgence terre hommes : respirer
Le jeu, et le deux indispensable au jeu, baignent l’accordance, ils en sont comme l’humeur qui l’imprègne. Aussi, est-ce en tournant le dos à ce monde en lequel le deux jouait sans cesse que l’Occident fit son apparition en tant que civilisation en tournant le dos au deux pour aller habiter une autre mesure : celle de l’Unique. L’homme enveloppé par une telle civilisation, est un homme dés-accordé, coupé de ce qui le constitue en-même par le biais de dispositifs et d’ artifices: il devient ainsi connecté.
Il faut laisser résonner au plus fond de son corps ces deux vocables : accordé et connecté. On ne peut manquer alors d’être envahi par le vertige montant de l’abîme qui les sépare. Il y a là tout l’abîme qui sépare un monde d’une construction totalitaire. Avec accorder se laisse entendre une vibration, allant s’ajointer à d’autres vibrations pour donner naissance à un rythme pouvant aller en s’élaborant jusqu’à composer une partition. Dans ce cas il s’agit d’un jeu, autrement dit d’un mouvement en lequel chacun des éléments (soit dans le cas qui nous occupe présentement : la terre, le temps, l’espace et la parole) chacun préserve l’espacement qui lui est propre à l’intérieur duquel précisément il va jouer. Mais aussi, mais surtout, chacun des éléments de ce jeu est par principe et par nature, irremplaçable. Avec « connecté » se fait entendre incontestablement un bruit métallique, celui du dispositif technique. Or, le dispositif technique, lui ne joue pas, il fonctionne. Et aussi, chaque pièce du dispositif technique est remplaçable à volonté, y compris ce qu’il faut bien appeler le matériel humain, ou les « ressources humaines » ainsi dit gentiment, insérées dans ce dispositif. Et enfin, le dispositif technique peut être à tout instant manipulé de l’extérieur.
Pour autant, entre l’accordance et la science, pourrait et devrait exister un équilibre. Mais cet équilibre ne pourrait se réaliser que sous l’égide du deux. En donnant la primauté à la danse : la danse avec le temps, en étant dans le temps, et non pas pièce côté, c’est à dire nulle part, dès lors qu’on se prend à l’apprivoiser et à l’encadrer, qu’il ne passe plus et ne s’entend plus à travers le corps, qu’on ne le considère plus en levant le regard vers le ciel, « libéré » qu’il serait de sa relation au lieu; la danse avec la terre, en l’attente de ses fleurissements et de ses fructifications successives; la danse avec l’espace, illuminant quand il se donne à nous en ses côtés (en ses lieux), chacun avec sa respiration propre. La danse plutôt que l’appropriation.
Pour autant, faudrait-il que la science-technique, sur son fondement présent producteur de spécialisation extrême et de cloisonnement, désertât la logique de l’Unique et la quête sans fin de puissance pour prendre dans l’accordance un tout autre et nouvel élan. Car vient le moment, (et ne serait-il pas venu? ), où pareille logique gonflée de pareille puissance s’accélère et se déchaîne, allant de catastrophe en catastrophe, jusqu’à l’anéantissement.
La terre, déjà compressée et pressurée à l’extrême, a un besoin urgent de respirer, elle le clame sourdement mais avec insistance. Les hommes eux aussi étouffent et veulent respirer, ils le disent, ils le martèlent. Dans la formule déjà citée des manifestants guadeloupéens, « Nou pa vlé piki azòt la », il y a un autre mot qui résonne et accidentellement se fait tout autrement entendre à la suite de mesure, soit piki azòt là. L’azote, proprement, signifie » un corps où la vie est impossible », un corps en lequel il n’est plus possible de respirer.
Et puis, il y a pour finir ce là, ce lieu-oui, côté pou mailler, lacer et enlacer, côté pou marier, ce oui que Joyce a si bellement et si vertigineusement enroulé et laissé rebondir dans la merveille finale d’Ulysse, « et oui j’ai dit oui je veux bien oui ». Oui, ce oui est le oui ouvert de la terre où ne se recueille que le oui de l’épousaille.
La quête de l’équilibre, la quête d’une possible harmonie fait appel à la lucidité. Mais une telle lucidité ne nous est permise, il faut le dire, qu’une fois que nous sommes habités, et de part en part portés par la mesure que porte en elle la parole en tant que telle, non son substitut informatique qu’on s’active grandement et de partout à substituer au corps.
Le corps est ce que notre langue créole est parvenu à parler, et à proprement parler. Elle en a fait son art propre, sa mesure et son infini jaillissement. Soyons assurés que tant que nous gardons ce corps et le préservons, nous pouvons jouer et nous jouer de tout.
Vauclin,
28 novembre 2021