« Nous, historiennes et historiens, ne nous résignons pas à une nouvelle défaite, celle des valeurs qui, depuis 1789, fondent le pacte politique français »

— Tribune Collectif —

Dans une tribune au « Monde », un collectif de plus d’un millier d’universitaires et de chercheurs d’horizons politiques différents, dont Patrick Boucheron, Antoine Lilti, Pierre Nora, Mona Ozouf et Michelle Perrot, appelle la France à ne pas tourner le dos à son passé et à faire battre le Rassemblement national au second tour.

Pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, l’extrême droite est aux portes du pouvoir en France. Historiennes et historiens, venant d’horizons politiques différents, attachés aux valeurs démocratiques et à l’État de droit, nous ne pouvons garder le silence face à cette perspective effrayante à laquelle nous pouvons encore résister.

Malgré le changement de façade, le Rassemblement national [RN] reste bien l’héritier du Front national, fondé en 1972 par des nostalgiques de Vichy et de l’Algérie française. Il en a repris le programme, les obsessions et le personnel. Il s’inscrit ainsi dans l’histoire de l’extrême droite française, façonnée par le nationalisme xénophobe et raciste, par l’antisémitisme, la violence et le mépris à l’égard de la démocratie parlementaire. Ne soyons pas dupes des prudences rhétoriques et tactiques grâce auxquelles le RN prépare sa prise du pouvoir. Ce parti ne représente pas la droite conservatrice ou nationale, mais la plus grande des menaces pour la République et la démocratie.

La « préférence nationale », rebaptisée « priorité nationale », reste le cœur idéologique de son projet. Elle est contraire aux valeurs républicaines d’égalité et de fraternité et sa mise en œuvre obligerait à modifier notre Constitution. Si le RN l’emporte et applique le programme qu’il annonce, la suppression du droit du sol introduira une rupture profonde dans notre conception républicaine de la nationalité puisque des personnes nées en France, qui y vivent depuis toujours, ne seront pas Françaises, et leurs enfants ne le seront pas davantage.

De même, l’exclusion des binationaux de certaines fonctions publiques aboutira à une discrimination intolérable entre plusieurs catégories de Français. Notre communauté nationale ne sera plus fondée sur l’adhésion politique à un destin commun, sur le « plébiscite de tous les jours » qu’évoquait Ernest Renan, mais sur une conception ethnique de la France.

Au-delà, le programme du RN comporte une surenchère de mesures sécuritaires et liberticides. Inutile de recourir à un passé lointain pour prendre conscience de la menace. Partout, lorsque l’extrême droite arrive au pouvoir par les urnes, elle s’empresse de mettre au pas la justice, les médias, l’éducation et la recherche. Les gouvernements que Marine Le Pen et Jordan Bardella admirent ouvertement, comme celui de Viktor Orban en Hongrie, nous donnent une idée de leur projet : un populisme autoritaire, où les contre-pouvoirs sont affaiblis, les oppositions muselées, et la liberté de la presse restreinte.

Profonde inquiétude

Il n’existe pas de démocratie sans un espace public libre et dynamique, sans une information de qualité, indépendante du pouvoir politique comme des puissances financières. La privatisation de l’audiovisuel public, qui figure dans le programme du RN, aboutirait à détruire un pan essentiel de notre vie publique. Imagine-t-on Vincent Bolloré, soutien objectif de l’extrême droite, absorber demain France Culture, France Inter et France 2 dans son empire médiatique, comme il l’a fait avec Le Journal du dimanche, Europe 1 ou Hachette, avec les conséquences que l’on connaît ?

Attachés à la pratique scientifique de l’histoire, nous ne pouvons qu’être profondément inquiets devant les instrumentalisations du passé qui se profilent et les attaques à venir contre la liberté de la recherche. Le programme éducatif du RN, entièrement tourné vers le retour à une histoire nationale, et même nationaliste, nostalgique et édifiante, est aux antipodes des exigences de la recherche historique, fondée sur la méthode critique, l’esprit de nuance et la coopération internationale.

Enfin, le RN n’a jamais caché sa fascination à l’égard de Vladimir Poutine allant jusqu’à s’afficher ostensiblement à ses côtés, au Kremlin, en 2017. Au moment même où le président russe présente un danger mortel pour l’Europe et ne cesse d’affirmer son hostilité virulente aux sociétés démocratiques occidentales, pouvons-nous permettre l’arrivée au pouvoir d’un parti qu’il a financé et adoubé ? Comment peut-on envisager d’affaiblir ainsi l’Europe au moment où celle-ci a tant besoin, au contraire, d’affirmer son unité et sa détermination ?

La France ne doit pas tourner le dos à son histoire. Jusqu’à ce jour, l’extrême droite n’est arrivée au pouvoir que dans la tourmente d’une défaite militaire et d’une occupation étrangère, en 1940. Nous ne nous résignons pas à une nouvelle défaite, celle des valeurs qui, depuis 1789, fondent le pacte politique français et la solidarité nationale.

Cette élection n’est pas une élection ordinaire. Il s’agit de défendre la démocratie et la République contre leurs ennemis, d’être au rendez-vous de notre histoire. Au premier tour, nous n’avons pas voté pour les mêmes candidats, ni pour les mêmes partis. Dimanche prochain, nous appelons à voter dans chaque circonscription pour battre le candidat ou la candidate du RN.

Parmi les premiers signataires : Joëlle Alazard, présidente de l’Association des professeurs d’histoire-géographie ; Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; Patrick Boucheron, professeur au Collège de France ; Raphaëlle Branche, professeure à l’université Paris Nanterre ; Arlette Farge, directrice de recherche au CNRS ; Jean-Noël Jeanneney, président du Conseil scientifique des Rendez-vous de l’histoire de Blois ; Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS ; Audrey Kichelewski, maîtresse de conférences à l’université de Strasbourg ; Vincent Lemire, professeur à l’université Gustave-Eiffel ; Antoine Lilti, professeur au Collège de France ; Gérard Noiriel, directeur d’études à l’EHESS ; Pierre Nora, membre de l’Académie française ; Mona Ozouf, directrice de recherche émérite à l’EHESS ; Michelle Perrot, professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris-Diderot ; Jacques Revel, ancien président de l’EHESS ; Pierre Rosanvallon, professeur honoraire au Collège de France ; Anne Simonin, directrice de recherche au CNRS ; Lucette Valensi, directrice d’études émérite à l’EHESS ; Annette Wieviorka, directrice de recherche honoraire au CNRS ; Michel Winock, professeur émérite à Sciences Po, Claire Zalc, directrice de recherche au CNRS. Retrouvez la liste complète des signataires ici.

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