— Par Émilien Urbach —
Dans les rues de Paris, les réfugiés aux trajectoires multiples ont tous en commun d’avoir été confrontés au commerce odieux des passeurs. Entre les mafias organisées, la complicité des autorités locales ou encore les transits à dos d’âne, leurs récits révèlent une réalité complexe.
Son visage noir tanné par la fatigue émerge d’un sac de couchage vert foncé. Ils sont quatre, emmitouflés dans des duvets et couettes de récupération, au milieu de centaines de tentes Quechua, sous un pont de fer, à deux pas de la station du métro La-Chapelle, à Paris. Tesfay a 26 ans et arrive d’Érythrée. Il se réveille de sa deuxième nuit parisienne après un périple de cinq mois en partance du Soudan. Quelques centaines de mètres plus bas, Tisoko, un jeune Malien de 16 ans, se réchauffe sur un banc aux premiers rayons de soleil, le long du canal Saint-Martin. Comme Tesfay, il a traversé la Méditerranée dans un de ces bateaux en provenance des côtes libyennes. Non loin de là, deux jeunes Indiens attendent également de pouvoir entrer à la permanence d’accueil et d’orientation des mineurs isolés étrangers. Qu’ils aient fait appel à des réseaux organisés ou subi les agissements douteux des autorités légales, tous ces exilés ont en commun d’avoir franchi les frontières de la forteresse européenne. Et de s’être confrontés à différents moyens de passage.
Au sommet des chefs d’États membres de l’Union européenne, réunis jeudi à Bruxelles à la suite des 1 200 noyades intervenues ces derniers jours en Méditerranée, la guerre aux passeurs a été au centre des discussions. Avec, semble-t-il, la présentation d’un plan « search and destroy » (chercher et détruire), inspiré des opérations de l’UE contre la piraterie au large des côtes somaliennes. Une vision très sécuritaire d’une réalité complexe.
« Ils nous donnent des numéros
de compte bancaire »
Singh Dawinder, un des deux jeunes Indiens, n’est pas passé par les réseaux libyens. « Mes parents ont payé un agent pour qu’il m’obtienne un visa touristique au consulat. Ensuite, j’ai pris un avion directement pour Paris. » Son comparse, qui se présente ironiquement avec la même identité, explique, lui, avoir voyagé à dos d’âne, depuis l’Inde jusqu’au Népal, où un « agent », payé par sa mère, lui a fourni un faux passeport. « Dessus, il y avait une vraie photo de moi, précise-t-il. Ensuite, on a fait le trajet, à sept dans une voiture. Je ne sais pas quels pays que nous avons traversés, mais je me souviens de grandes forêts… »
Ces tractations de la main à la main pour obtenir un visa ou un document d’identité falsifié ne sont pas forcément l’apanage de tous les migrants. « J’ai payé 700 dollars pour quitter le Soudan à bord d’un Toyota, raconte Tesfay, la voix couverte par le bruit des rames de métro au-dessus de son campement de fortune. Nous étions plus de quinze entassés à l’arrière du véhicule. Nous avons mis dix jours pour traverser le désert libyen. » Le rythme de son récit s’accélère et devient plus audible lorsqu’il évoque ce qu’il a vécu une fois rendu en Libye. « Ils nous ont parqués dans une maison. Il y avait plus de cinquante personnes. Impossible d’étendre les jambes. Nous étions comme ça… » L’homme s’accroupit les jambes à l’intérieur de son sac de couchage. « Impossible de bouger. Ils donnaient à boire et à manger quotidiennement, mais seulement à certains. Chaque jour, je priais pour que ce soit mon tour. C’était très dur. Si tu cherches à sortir, ta vie est finie. » Ce fermier érythréen, ayant vécu deux ans au Soudan de petits boulots, évoque les maltraitances et la peur qui auront duré deux mois dans cet enfer clos. « J’ai encore dû payer pour arriver au bord de mer et encore pour monter dans le bateau. Nous étions 550 à bord. En tout, pour mon voyage jusqu’à Paris, j’ai déboursé 2 100 dollars. » Son périple aura duré cinq mois.
Une jeune femme sort à son tour le visage de la couette, où elle tentait de continuer à dormir, malgré le récit de Tesfay et le passage incessant du métro : « Au bout de neuf heures en mer, l’embarcation a commencé à prendre l’eau. Nous avons appelé les secours et les militaires italiens nous ont sauvés. Merci… Merci… » ajoute, suppliante, la jeune fille dans un sourire qui cache mal ses yeux noyés de larmes.
Ces milliers de dollars que chacun d’entre eux a payés n’étaient pas cachés dans une semelle de chaussure ou dans la couture d’un sous-vêtement. « On ne transporte pas d’argent, on ne paye pas en cash, précise Tesfay. Les passeurs appellent en Europe un membre de la famille ou un ami qui a trouvé refuge. Ils donnent des numéros de comptes bancaires et nous font partir quand les virements ont été faits. »…
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