Dans un entretien au « Monde », l’avocat Patrice Spinosi dénonce une accumulation sans précédent de mesures sécuritaires et un déséquilibre institutionnel.
— Propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin —
Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, Me Patrice Spinosi dénonce une accumulation sans précédent de mesures sécuritaires. Il y voit un point de bascule menaçant l’équilibre démocratique. Selon lui, « un Trump à la française » élu en 2022 aurait à sa disposition, sans avoir besoin de changer la loi, « tous les outils juridiques lui permettant de surveiller la population et de contrôler ses opposants politiques ».
Depuis le traumatisme de l’élection présidentielle de 2002, tous les gouvernements ont fait voter des lois sécuritaires. En quoi estimez-vous la situation différente aujourd’hui ?
Nous avons atteint un point de bascule pour deux raisons. D’abord, depuis la rentrée, on observe une inflation sans précédent de législations sécuritaires avec le schéma national de maintien de l’ordre, le renouvellement de l’état d’urgence sanitaire, les projets de loi sur le séparatisme et la sécurité globale. Ensuite, en raison du confinement, les Français touchent du doigt la réalité quotidienne des restrictions de liberté.
Auparavant, ces sujets étaient latents, mais personne ne se sentait vraiment concerné. Depuis plusieurs mois, nous sommes tous soumis à des mesures de contrainte exceptionnelles sans savoir vraiment quand elles seront levées. Nous prenons mieux conscience des risques d’une dérive. Il y a un an, qui aurait pu penser que nous ne pourrions plus sortir de chez nous sans attestation ou que certaines activités professionnelles pourraient être interdites sur une simple décision du gouvernement ?
Ces restrictions de liberté ne paraissent pourtant pas aberrantes face à une crise sanitaire inédite…
Peut-être. Mais la question est surtout celle de la légitimité de ces restrictions. L’Etat de droit se définit par la garantie de la séparation des pouvoirs. Le Parlement vote la loi, l’exécutif l’applique et le judiciaire la contrôle. Or, pendant un état d’urgence, qu’il soit terroriste ou sanitaire, le pouvoir législatif abandonne une partie de sa responsabilité à l’exécutif. L’exigence démocratique est mise entre parenthèses.
C’est à ce déséquilibre institutionnel que nous nous habituons. Sur les cinq dernières années, nous en avons passé trois sous le régime de l’état d’urgence. Les privations de liberté décidées en ces circonstances sont peut-être justifiées, mais qui le dit ? Un homme, Emmanuel Macron, et son gouvernement. Aujourd’hui, nous nous retrouvons à attendre fébrilement les annonces du président de la République pour savoir ce que va être notre vie dans les prochains mois. On est bien loin de la démocratie parlementaire pensée par Tocqueville et Montesquieu !
Sur la crise sanitaire, la lutte contre le terrorisme ou la protection des forces de l’ordre face à des formes de protestation violente, le gouvernement ne répond-il pas à des attentes fortes de l’opinion ?
L’attente des Français en matière de sécurité est considérable. Nous avons pris l’habitude dans nos sociétés contemporaines de croire que l’homme pouvait tout maîtriser. Tout drame est alors vécu comme une anormalité insupportable et la surmédiatisation accroît ce sentiment d’insécurité. Notre génération a peur. Ce sentiment a été largement instrumentalisé par les responsables politiques depuis 2002. C’est encore plus vrai aujourd’hui, à l’approche de 2022, quand le thème de la sécurité apparaît comme le clivage principal entre la majorité présidentielle et les partis de droite. Dans ce contexte, en toute bonne foi, nous acceptons d’abandonner notre mode de vie aux mains du gouvernement. Mais nous construisons avec ces lois sécuritaires les outils de notre asservissement de demain.
En quoi cela constitue-t-il un risque ?
Le risque est réel de la victoire en 2022 ou en 2027 d’un leader populiste, un Trump à la française. Il trouvera alors tous les outils juridiques lui permettant de surveiller la population et de contrôler ses opposants politiques. Il sera trop tard pour regretter d’avoir voté ces lois quand un président, avec une moindre ambition démocratique, les appliquera avec une intention bien différente de celle du gouvernement actuel.
L’article 24 de la proposition de loi sur la « sécurité globale » en est un exemple. Il représente une menace pour toute personne qui filmerait les forces de police, qu’il s’agisse d’un journaliste ou d’un simple citoyen. Selon la lettre du texte, seule la diffusion des images est sanctionnée quand elle s’accompagne de l’intention de porter atteinte à l’intégrité du policier. Mais en pratique, si ce texte passe [adopté par l’Assemblée nationale mardi 24 novembre et examiné par le Sénat en janvier], les forces de l’ordre n’accepteront plus d’être filmées. Elles useront pour cela de tous les moyens du droit pénal : confiscation du téléphone, arrestation ou garde à vue. Ceux qui auront filmé des policiers auront le droit pour eux et ressortiront libres sans poursuite judiciaire, mais l’atteinte aura été portée…
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