— par Janine Bailly —
De façon régulière Steve Zebina, pour nourrir notre soif de cinéma, nous propose un « focus sur », soit de porter notre regard sur un réalisateur, ou sur un pays, ou sur un continent particulier — de même que le photographe fixe son objectif sur les choses qu’il veut mettre en valeur. Février verra donc sur les écrans de Madiana, dans leur version originale sous-titrée, se succéder quatre films récents en provenance du Maghreb.
« Noura rêve », de la réalisatrice tunisienne Hinde Boujemaa, reçoit le Tanit d’or en 2019, aux Journées cinématographiques de Carthage. En composant un portrait de femme auquel l’actrice Hend Sabri donne, toute en force apparente et tendresse contenue, une densité surprenante, Hinde Boujemaa lève aussi le voile sur le machisme récurrent qui, en dépit d’avancées certaines, continue à sévir dans son pays d’origine. Certes, sous l’impulsion d’Habib Bourguiba, le Code du Statut Personnel a accordé aux femmes un certain nombre de droits nouveaux. Il n’empêche que l’adultère reste un sujet souvent tabou, et qui peut être puni de cinq ans de prison pour chacun des deux amants.
C’est sous cette menace que vivent Noura et Lassad : Jamel le mari, escroc récidiviste est incarcéré, le divorce demandé par Noura sera prononcé dans cinq jours, jusque là il faut tenir bon, garder cachée autant que faire se peut une relation considérée comme illégale. L’histoire se joue donc dans une tension permanente, dans l’urgence et l’immédiateté, toujours sur le fil. Jamel étant libéré prématurément, voici Noura prise entre les deux hommes ; dans ce triangle amoureux, elle est la proie, elle est l’enjeu de la querelle entre eux, qui prétendent l’aimer sans tenir compte de ce qu’elle est, de ce qu’elle désire vraiment ; sans se soucier des réalités et contraintes de sa vie, les enfants à préserver, la loi à contourner, les assauts sexuels à repousser…
Dès la première séquence, Noura affiche sa différence, cheveux libres, baskets et blouse ouverte sur le jean à l’occidentale, face à une collègue couverte de voiles et boutonnée jusqu’au menton. Noura fume ou mastique son chewing-gum, Noura a un amant, Noura change d’appartement comme elle va changer d’amour et de compagnon. Mais avant de rêver, Noura court, court dans la rue, court dans les escaliers, dans les couloirs, tendue comme un arc entre son travail à la buanderie de l’hôpital, son appartement et ses trois enfants indomptés, les visites qu’elle raréfie au parloir de la prison. La caméra la suit, ne la lâche plus, mobile elle aussi, elle adopte son mouvement, enserre son visage, capte la moindre de ses expressions et capture ses gestes. Et lorsque se fait le calme, que s’arrête le mouvement, on sent que l’agressivité est là, sous-jacente, feu qui couve sous la cendre, on devine qu’elle se repose pour mieux reprendre force. Car elle va crescendo, cette violence qui enfle, dans des échanges verbaux d’une brutalité inouïe, dans les insultes et les coups, dans les pièges qu’à l’autre on tend, dans les viols — acte sexuel imposé par Jamel à Noura, viol nocturne de Lassad — actes qui prennent leur force d’être non montrés mais suggérés, là par la respiration excitée de Jamel, ici par les cris de souffrance effarée de Lassad… Violence aussi, la pauvreté du quartier, la corruption de la police et les injustices, l’insécurité de la ville, les difficultés de la vie quotidienne quand manger un poulet rôti est pour les enfants une véritable fête…
« Le Miracle du Saint inconnu », premier long métrage réalisé par un jeune cinéaste marocain, Alaa Eddine Aljem, et présenté à La Semaine de la critique à Cannes en 2019, prend le détour de la fable burlesque et teintée d’un humour parfois féroce sous ses airs de ne pas y toucher, pour évoquer un sujet délicat dans le pays, à savoir le poids de la religion et des croyances. Dans un décor digne des premiers temps de l’humanité, désert de sable roches pierraille et terre sèche, où l’ocre se décline en ondulations du sol autant que sur les murs des maisons, au point que l’on finit par ne plus distinguer les unes des autres, dans cet horizon infini l’homme est cette petite chose soumise aux aléas de la vie et du monde dans lequel il vit, par obligation ou par choix.
Le film conçu comme un cercle pourrait vouloir dire que rien ne change au royaume du Maroc : un premier mausolée construit sur ce qui n’était que la cache d’un trésor volé, mais que l’on a pris pour le tombeau d’un « saint inconnu », sera explosé à la dynamite — celle empruntée aux ouvriers de la route ; un dernier mausolée sera édifié par le fils sur le tertre mortuaire de son père Brahim, et là entrent en jeu la force et les conséquences des croyances — ou des superstitions selon l’endroit où chacun se situe. Le village premier sera peu à peu délaissé quand tout un chacun, Brahim et son fils exceptés, voudra se rapprocher de la colline consacrée au « Saint inconnu », supposé guérir les maux du corps et de l’âme. Mais ce même village se verra miraculeusement revivre à la construction du nouvel édifice religieux sur les terres du défunt Brahim, intronisé nouveau Saint. Le cercle fatal enferme aussi le héros, incarné par Younes Bouab, ou plutôt cet anti-héros au visage légèrement christique qui, sortant de prison ne retrouvera pas le sac d’argent enfoui sous la terre, et repartira se fondre dans le paysage, s’éloignera poussiéreux et Gros-Jean comme devant, aussi seul et démuni qu’à son arrivée sous l’immensité d’un ciel avare d’humidité.
Le film est aussi un tissage entre les vies de différents personnages, qui de prime abord semblent sans liens entre elles, mais qui tranquillement convergent et nouent leurs fils, tout s’imbriquant à la perfection comme les pièces d’un puzzle. Et les dialogues restant succincts, les personnages dans l’ensemble laconiques, il incombe au spectateur de reconstituer à partir des images le déroulement de l’intrigue, de deviner aussi les intentions moins visibles du réalisateur : ainsi en est-il de la critique discrète, sur un mode comique, de règles sociales tacites qui au Maroc obstinément séparent hommes et femmes, ces dernières ayant en ces villages deux occasions de se distraire, les visites au médecin du dispensaire et les séances au hammam !
À revoir à Madiana : « Noura rêve » le 9 février — « Le Miracle du Saint Inconnu », le 16 février
Fort-de-France, le 6 février 2020