— Par Max Manigat —
Article paru dans Haïti en marche, vol. XXXI no 513, janvier 2018, page 11.
La réédition de ce remarquable article est un hommage à Max Manigat
décédé à New York le 23 décembre 2024.
Propos introductif du linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol, Montréal, le 25 décembre 2024.
La nouvelle a fait l’effet d’une ample déflagration parmi les enseignants, les intellectuels et les opérateurs culturels de New York et d’ailleurs : Max Manigat est décédé en maison de retraite le 23 décembre 2024. Figure de proue de l’intelligentsia haïtienne newyorkaise durant plusieurs décennies, Max Manigat fut un éducateur de carrière. Il a enseigné en Haïti, en République démocratique du Congo et durant vingt-trois ans il fut professeur à CUNY (City University of New York) où il a enseigné l’histoire, la culture haïtienne et le créole. Historien rigoureux, passionné de recherches et bibliophile reconnu, il nous a légué un patrimoine de premier plan à la fois novateur et riche de ses découvertes. Natif du Cap Haïtien, homme de grande culture et de savoirs encyclopédiques, il cultivait avec une élégance toute naturelle la discrétion qui sied à l’honnête homme. Max Manigat était un homme de dialogue à l’esprit ouvert et il a apporté à maintes reprises sa contribution à divers débats citoyens en lien avec Haïti. Visionnaire soucieux de mettre les livres écrits en Haïti et dans la diaspora à la portée des lecteurs haïtiens chez eux, dans leur environnement habituel de vie, Max Manigat a inauguré dans les années 1980 le premier service de commande téléphonique de livres haïtiens de l’État de New York. Les lecteurs vivant à New York et ailleurs passaient commande et recevaient contre paiement garanti les livres préalablement choisis. Le « Haitian Book Center » créé par Max Manigat fut ainsi la première librairie patrimoniale en ligne de l’État de New York.
L’œuvre de Max Manigat, issue de ses recherches historiques et sociologiques, comprend plusieurs titres de référence :
1. « Haitiana 1971-1975. Bibliographie haïtienne » (Éditions du Cidihca, 1981).
2. « Haitiana 1991-1995. Bibliographie haïtienne » (Éditions du Cidihca, 1997).
3. « Haitiana 1996-2000. Bibliographie haïtienne » (Éditions du Cidihca, 2003).
4. « Leaders of Haïti : 1804-2001 – Historical Overview » (EducaVision 2005, 2006).
5. « Mots créoles du Nord d’Haïti. Origines – Histoire – Souvenirs » (EducaVision, 2006).
6. « Le joyau de la cuisine capoise : la noix cajou » (EducaVision, 2012).
7. « Origines, histoire et souvenirs de 600 mots créoles de ma jeunesse capoise » paru dans « Cap-Haïtien. Excursions dans le temps. Au fil de nos souvenirs » (Éditions Sanba, [Haiti], 2014).
8. « Mots créoles du Nord d’Haïti. Origines-Histoire-Souvenirs » (EducaVision, 2006).
9. « Patamouch » (EducaVision, 2007).
10. « Proverbes créoles haïtiens du dix-neuvième siècle » (EducaVision, 2009).
11. « Sajès ayisyen / Ansyen pwovèb ayisyen » (EducaVision, 2009).
12. « Les proverbes haïtiens d’Edmond Chenet » (EducaVision, 2013).
13. « Cap Haïtien / Excursions dans le temps » (Éditions Sanba, [Haiti], 2014).
14. « Cap Haïtien / Excursions dans le temps » / Voix capoises de la diaspora » (Educa Vision, 2008).
Notre Soup joumou est-elle francaise ? (Une autre lecture)
Par Max Manigat
Article paru dans Haïti en marche, vol. XXXI no 513, janvier 2018, page 11.
La réédition de ce remarquable article est un hommage à Max Manigat
décédé à New York le 23 décembre 2024.
Des traditions bien ancrées dans beaucoup de familles haïtiennes « plus françaises que de Gaulle » nous font, parfois, porter des œillères, et dès qu’il s’agit d’étymologie ou de coutumes culinaires elles ramènent tout à « nos ancêtres les Gaulois ». Il suffit de nous rappeler l’étymologie traditionnelle loufoque du mot créole « marassa » dont l’origine serait : « [c’est] ma race ça. » Comme je l’ai écrit dans mon « Mots créoles du Nord d’Haiti… » (2006, p. 238) notre mot marasa n’est autre qu’une prononciation haïtienne des mots kikongo : « mapása, mapésa : des jumeaux ; variantes : mahása, mayása. » (Pierre Swartenbroeckx (1973, p. 303) L’auteur de « Philologie créole » avait vu juste quand il écrivait : « Le mot marasa est africain et l’une de ses variantes kikongo est mayása… » (Faine, Jules : « Philologie créole »…, p. 319.) * L’origine de notre soupe joumou traditionnelle du 1er janvier se prête aussi à une version fantaisiste faisant croire que nos ancêtres africains jetés dans l’esclavage à Saint-Domingue devenus libres et haïtiens ne songeaient à rien d’autre, le premier jour de notre indépendance, qu’à se régaler d’un plat que leurs anciens maîtres leur refusaient. Deux vodoulogues compétents : Jerry & Yvrose Gilles, auteurs du livre : « Sèvis Ginen. Rasin, Rityèl, Respè lan Vodou » (2009, 401 p., il.) » ont dans un article intitulé « Soup Joumou » (www.bookmanlit.com) mis les points sur les « i » : « Kwak se vre moun ki tap travay kòm esklav te mal manje, nanpwen okenn prèv pou montre kolon Franse te anpeche Afriken bwè Soup Joumou, ni anpeche yo manje okenn lòt manje. Soup Joumou pat janm yon manje ki te rezève pou kolon sèlman. Soup Joumou kuit yon jan ki byen chita lan Eritaj Ginen an. Se pa yon manje kopye. Li pa gen anyen arevwa ak mòd manje Franse. » [« Bien qu’il est vrai que les personnes travaillant comme esclaves n’avaient pas une alimentation adéquate, aucune preuve n’existe pour montrer que les colons français interdisaient aux Africains de manger de la soupe joumou. Cette soupe ne fut jamais un plat réservé aux seuls colons. La soupe joumou se prépare d’une façon conforme à l’Eritaj Ginen [notre héritage africain]. C’e n’est pas un mets que nous avons copié. Elle n’a rien à revoir avec la cuisine française. »] [Ma traduction] * Descourtilz ne mentionne pas la « soupe au giraumon » : « Les dames créoles aiment beaucoup le Giraumon cuit avec du petit-salé et des bananes mûres. On prépare aussi la pulpe avec du lait et du sucre pour entremets, et on appelle cette préparation Giraumonade. (Descourtilz : « Flore pittoresque »… t. V, p. 75) Le mot : jiwomonad / joumounad n’est pas consigné dans le « Haitian-English Dictionary » (2004, 1020 p.) de Bryant C. Freeman (dir.) Le plat décrit par Descourtilz « (…) Les dames créoles aiment beaucoup le Giraumon cuit avec du petit-salé et des bananes mûres » a disparu de notre répertoire culinaire. Il ressemble à celui proposé par Niniche Gaillard (1950, p. 198) : « Jourou-mounade », mais au lieu d’être dégusté seul, il est « … servi bien chaud, garni de persil émincé. Il accompagne viande rôtie (sic). » Le Joumounad est connu dans le Nord, c’est une préparation de riz et de giraumon. * Le « Grand dictionnaire de la cuisine… » (1873, 1 155 p.) d’Alexandre Dumas (oui ! Alexandre Dumas père) ne nous propose que ce potage au potiron : « Potage au potiron. — Coupez votre potiron en petits morceaux dans votre casserole, versez-y un verre d’eau, laissez-le bouillir jusqu’à ce qu’il soit bien cuit, puis tirez-le de l’eau, faites-le égoutter et passez-le à l’étamine, mouillez cette purée avec du lait, ajoutez-y du beurre venant d’être battu, salez convenablement, faites bouillir votre potage et versez-le sur des croûtons passés au beurre et coupés en losanges ou en deniers. » (p. 876) * * Consommé en Afrique de l’Ouest la version moderne de ce plat nous donne une idée de cette préparation du giraumon (joumou) que nos ancêtres connaissaient dans leurs pays d’origine. Recette africaine (trouvée sur la Toile) Soupe joumou d’Afrique de l’Ouest (Libéria, Sierra Léone) Cette soupe joumou est plutôt un ragoût épais et est servi avec du riz (Sert : 4-6 🙂 Ingrédient s: 1 giraumon moyen pelé, débarrassé de ses pépins et coupé en cubes 2 tomates fraîches, écrasées 1 c. à s. de pâte de tomate 1 gros oignon, haché 4 c. à s. d’huile de palme 1 bouillon cube 300 gr de viande, coupée en cubes (optionnel) 1 c. à s. de poisson, préalablement bouilli, sans arêtes ou de poisson fumé Poivre noir ou blanc. Sel piment fort au goût 1 l. d’eau 2 c. à s. de beurre d’arachide ou manba (optionnel) Il s’agit d’une version moderne d’une recette ancienne à cause de la présence du bouillon cube. J’ai enseigné en République Démocratique du Congo dans les Provinces du Kwango, du Nord-Kivu (pron. kivou) et du Kivu (pron. kivou). À ma connaissance, cette soupe ne faisait pas partie des plats ordinaires. Cependant, les giraumons existaient. Toutes les familles haïtiennes d’enseignants gardaient la coutume de la soupe joumou traditionnelle du Jour de l’an. * Diaspora africaine : J’ai mangé à Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, de la soupe joumou presqu’en tous points pareils à la nôtre excepté qu’à la pension d’Anna (originaire de Sainte-Lucie) elle se prenait le samedi soir. Voici les ingrédients d’une de ces soupes antillaises trouvée sur la Toile : Soupe antillaise au bœuf 100 gr. de bœuf salé 3 pommes de terre 3 poireaux ¼ de chou 3 navets 1 carotte 250 gr. d’épinards 2 oignons 200 gr. de potiron 2 branches de céleri Oseille 50 gr. de beurre Huile. * La soupe joumou existe aussi à cuba et en République dominicaine. Elle ne ressemble à la nôtre que par le giraumon qui en est un des ingrédients essentiels. * Jamaïque La soupe joumou est connue à la Jamaïque : soupe de bœuf au giraumon jamaïcaine Sert : 6 Ingrédients : 2 l. d’eau 1 lb. d’os de soupe ou de bœuf pour ragoût ½ lb. de carottes coupées en cubes ¼ lb. navets coupés en cubes 1 lb. de giraumon caraïbe (ou butternut squash) coupé en cubes 1 branche de thym 2 oignons verts (ciboules) 1 c. à s.. de sel Ingrédients pour les donbrèy : 2 t. de farine 1½ c. à thé de sel ½ t. d’eau froide [traduction] [www.sparkpeople.com]. La recette précédente souligne que l’addition des donbrèy est facultative. * Visitant Nassau, Bahamas, en 1994, je fus invité par le pasteur de l’Église baptiste et sa femme à manger la soupe joumou dominicale, avant le culte. Je fus un peu surpris de constater que la soupe, en tous points, pareille à notre traditionnelle contenait en plus de petits donbrèy. Le couple est originaire de Port-de-Paix. Était-ce une coutume de ce coin d’Haïti ou la femme du pasteur avait-elle adopté cette nouvelle addition à notre recette traditionnelle ? * Brésil : soupe de potiron (joumou) au jambon 1 potiron, environ 7k.2 8 gros oignons jaunes 1 gousse d’ail ou ½ selon votre goût 8 piments forts verts ou rouges 8 litres de bouillon de poulet ½ tasse d’huile d’arachide 3 lb de jambon ou de jarret de jambon 4 -5 feuilles de laurier Sel et poivre au goût Pincée de muscade et pincée de cardamome (facultative) Nettoyer le potiron ; enlevez les pépins. Le couper en petits morceaux. Faire revenir les oignons et l’ail dans l’huile d’arachide, y ajouter les 8 litres de bouillon de poulet ; la citrouille (joumou), les piments forts, le jambon. Quand le potiron est tendre, réduire en purée. Laisser mijoter lentement pendant plus de 30 minutes. Cette recette sert un grand nombre de personnes (environ 40). Cette soupe se congèle bien ; vous pourriez vouloir ajouter du jus de citron ou du jus d’orange au contenu avant de congeler la soupe supplémentaire. Elle est riche et peut être servie avec une bonne cuillerée de crème sûre. [ma traduction] [www.cooks.com] * Comme l’expliquent Jerry & Ivrose Gilles, notre soupe joumou traditionnelle du Jour de l’an ne nous vient pas de la France. Les exemples donnés ci-dessus : Guadeloupe, Cuba, République Dominicaine, Jamaïque, Nassau, Brésil, tous des pays où la tradition africaine demeure vivace, le montrent à suffisance. Faisons remarquer, pour finir, que les mois de décembre et de janvier sont les mois où les giraumonts (joumou) se trouvent en quantité en Haïti. Cela a-t-il quelque chose à voir avec ce repas du 1er janvier ? La recette de cette soupe ne nous est pas parvenue. Imaginons : des morceaux de jarret de bœuf, quelques herbes fines, du giraumon, du sel, du piment fort, et voilà notre plat. Nous pouvons, aussi, comprendre qu’après onze ans de guerre où « la terre brûlée » était l’une des armes de nos ancêtres luttant pour leur liberté et leur indépendance, il ne devait pas rester grand-chose à mettre dans cette soupe. Carottes, chou, pommes de terre, si disponibles, auraient pu être ajoutés. Quant aux pâtes alimentaires : vermicelle, macaroni, elles seraient des additions assez récentes remontant, peut-être, à la fin du dix-neuvième siècle. La cuisine française de l’époque connaissait les nouilles, mais je doute « qu’en ce beau jour de notre » indépendance nos cuisinières aient eu à leur disposition cet ingrédient raffiné.