Texte et mise en scène Fabrice Murgia, Cie ARTARA — Comédie de Saint-Étienne —
— Par Michèle Bigot —
La pièce de Fabrice Murgia, Notre peur de n’être a connu un vif succès en juillet 2014 au Festival d’Avignon, où elle a été créée. C’est cependant à la Comédie de Saint-Étienne, dirigée par A. Meunier que revient le mérite d’avoir accueilli ses répétitions , et ce durant deux mois. Née à la faveur d’un travail de réflexion long de deux ans, et inspirée par l’essai de Michel Serres, Petite poucette, cette pièce sur l’archi-solitude de l’homme moderne devant ses écrans résulte pourtant d’un travail collectif.
Il s’agit là d’une véritable écriture de plateau, dans laquelle il n’existe pas de texte préétabli qu’il s’agirait de faire vivre sur scène. Le texte s’élabore au fur et à mesure des répétitions, et en étroite correspondance avec le reste de la scénographie, l’éclairage, la gestuelle, l’occupation de l’espace, l’architecture du plateau, le décor, les costumes et la bande son. Le travail des comédiens n’est pas seulement interprétatif ; ils ont collaboré très étroitement à la création du texte lui-même, chaque acteur apportant les textes qui l’inspirent en vue d’un travail collectif. Fabrice Murgia a donné l’impulsion initiale. Ensuite il a joué le rôle de chef d’orchestre, de façon à assurer rythme, dynamique et cohérence dans la vision d’ensemble.
De quoi s’agit-il ? Le titre nous livre le propos, confirmé par la note d’intention. Le décor, les objets, la mise en texte, les lumières, tout nous donne à voir la solitude tragique des hommes d’aujourd’hui. Partant de la réflexion de Michel Serres, la pièce est centrée sur l’omniprésence des écrans et en général des techniques audiovisuelles visant à combler une solitude réelle par une présence illusoire. Trois drames se nouent autour de trois figures solitaires : un homme en deuil, un reclus (sur le mode japonais de l’ Hikikomori) et une femme stressée, au bord du burnout, Sarah. Les trois intriguent se combinent, et parfois se chevauchent. Le point commun, c’est que tout dialogue a disparu. Pour le premier homme parce que sa femme a disparu (morte ou partie, le doute s’installe), le second parce qu’il est reclus, totalement replié sur soi en dépit des efforts de sa mère pour échanger avec lui, et la troisième parce qu’elle ne fait que répéter dans un dictaphone des répliques virtuelles, celles qu’elle pourrait débiter dans un entretien d’embauche.
On arrive à ce paradoxe parfaitement provocateur d’un théâtre d’où se serait absenté tout échange dialogué, preuve s’il en fallait que la parole humaine peut parfaitement se dérouler dans le vide d’une solitude d’où l’autre s’est totalement absenté. Bavardage, psittacisme, logorrhée verbale, et autre narration occupent un espace désocialisé, parce que personne n’écoute. Paradoxalement, ce n’est pas le reclus mutique qui est le plus isolé. On peut aussi s’isoler dans les flots névrotiques de sa propre parole.
Les acteurs (parmi lesquels il faut souligner la brillante performance de la jeune Clara Bonnet, issue de l’École de la Comédie de Saint-Étienne) personnellement engagés dans l’écriture et dirigés avec précision, restituent ce drame avec justesse et parfois un grand lyrisme.
Soulignons la beauté de cet épisode d’inspiration pasolinienne, dans lequel l’actrice jouant le rôle de la mère du reclus, déclame en italien et sur le mode du récitatif, l’histoire déchirante d’un village d’Italie perdant son âme devant l’essor urbain. Ses accents déchirants, mais infiniment pudiques, son émotion, la nostalgie poignante de ce moment, tout cela est restitué à merveille par une scénographie efficace : les vidéastes ont fait surgir sur le front de scène les images en gros plan de l’actrice, restituant à nos yeux toute la fragilité d’un visage travaillé par l’émotion.
Des techniques vidéo similaires sont mises à profit pour créer une profondeur de plateau. Ainsi la projection d’une image sur un voile noir séparant le front de scène du reste de l’espace scénique contribue à rendre une ambiance de réclusion. Quant au rythme de l’intrigue, divisée en trois chapitres, il est scandé par une disposition scénographique tournante, dans laquelle chaque acteur occupe une partie de l’espace à tout de rôle. Ce mouvement tournant tend à signifier l’homologie des situations, au regard de la solitude qui en fait le soubassement.
Un texte très puissant prend naissance dans ce travail collectif. Pour originales et novatrices qu’elles soient, les mises en scène de Fabrice Murgia ne perdent pas en justesse. Ayant fait ses classes à Liège, et travaillé comme acteur pour le théâtre, la cinéma et la télévision, il a mis cette polyvalence au service de mises en scène audacieuses, et ce, depuis 2009, (Le Chagrin des Ogres). Mais c’est surtout depuis 2012, avec Exils, au théâtre National-Bruxelles, qu’il se fait connaître du grand public, en présentant des spectacles combinant narration et jeu d’acteurs, et en proposant à la scène des thématiques d’exil et de déréliction.
Elles captent mieux que ne sauraient le faire des interprétations académiques les douleurs propres à la société d’aujourd’hui. Elles ouvrent une voie nouvelle au théâtre, dépassant les frontières des techniques conventionnelles. Le matériau qu’il brasse, son langage, est véritablement théâtral.
Saint-Etienne, le 04-07/11/2014
Michèle Bigot