— par Loïc Céry, pour l’Institut du Tout-Monde —
Le 13 janvier 2017, M. Serge Romana (président de l’association CM98) a entamé une grève de la faim devant le Sénat, à la suite du retrait de l’article 20A du projet de loi sur l’Égalité réelle outre mer décidé par la commission des lois. Nous soutenons ce retrait. Les raisons de notre mobilisation, de notre vigilance, de notre combat qui est loin de s’achever.
Le 9 octobre, l’Institut du Tout-Monde lançait une pétition, « Stop au bricolage législatif sur la mémoire des l’esclavage », qui a recueilli plus de 460 signatures à ce jour. Citoyens, intellectuels, universitaires de renom, écrivains et artistes se sont mobilisés contre ce tournant imposé à tous, et fatal à tous. En novembre dernier, nous vous faisions part d’un rapport d’étape concernant cette pétition : .
Cette pétition était issue d’un appel initialement publié dans « Mediapart » puis « Madinin’art« , cosigné par Sylvie Glissant, Louis Sala-Molins et moi-même, un appel attirant l’attention des uns et des autres contre les dangers considérables de cette manipulation portée par une relecture de l’histoire :
Aujourd’hui donc, où la commission du Sénat a décidé de prendre ses responsabilités en faisant barrage à cette surenchère victimaire, rien n’est pourtant acquis. M. Serge Romana, président de l’association CM98 a entamé ce matin, vendredi 13 janvier 2017, une grève de la faim devant le Sénat, exigeant que les dispositions en question soient réintroduites dans le projet de loi, et en en faisant une affaire personnelle. Sénateurs et députés font par ailleurs l’objet actuellement de multiples pressions visant à réintroduire ces dispositions au sein du projet de loi, dans le contexte de débandade d’une législature en fin de course. C’est dire si cette étape décisive de mercredi dernier ne garantit aucunement que dès mardi 17 janvier où débute le débat public du projet de loi, la manipulation législative de la mémoire à laquelle nous sommes confrontés, ne soit entérinée réellement.
Si on n’a pas connaissance des tenants de ce processus, tout cela peut sembler bien anodin, ou relevant d’une vaine querelle entre associations. Il n’en est rien. D’abord parce que la distiction entre une journée nationale valant pour tous et une autre journée pour les victimes (esclaves savamment renommés « victimes de l’esclavage », en un truisme assez révélateur), est une opération qui touche tout citoyen français : il s’agit, si cette distiction est consacrée par la loi, de reconnaître une logique communautariste et racialiste au sein des lois de la République. Ensuite, cette éventuelle querelle interassociative n’est pas en jeu ici. C’est sur le fond que l’Institut du Tout-Monde a pris position contre l’appropriation d’une mémoire par quelques-uns, ce qui à vrai dire relève du dévoiement de l’action associative. Depuis bien des années, ce sont les associations qui font vivre et qui donnent toute leur vivacité à la mémoire de l’esclavage, en France même où dans ces pays qu’ici on dit outre mer. Dans cette pluralité que nous concevons comme une richesse, la diversité même des approches mémorielles est une richesse et non une entrave. Dans ce contexte, nous reconnaissons le bienfait provenant de l’action déployée par toutes les associations. Le CM98 en fait partie, et de manière éminente. C’est grâce au CM98 que les Antillais de région parisienne notamment ont pu se saisir à vif de cette mémoire, de la marche de 1998 à aujourd’hui. Son président Serge Romana a dans ce domaine été porteur d’une action reconnue par tous (et qui l’a jamais niée ou minorée ?) Mais en aucun cas cette action ne peut être considérée à l’exclusion de tous les autres acteurs associatifs. En France, Les Anneaux de la Mémoire et leur remarquable action en Loire-Atlantique, l’ADEN94, le Collectif du 10 mai, et des dizaines et des dizaines d’autres associations œuvrent au quotidien, pour que vive cette pluralité, que l’on retrouve à l’envi dans ce maillage des actions de commémoration qui se manifestent tous les mois de mai, comme l’avait relevé le site spécifique mis en place par le CNMHE sous la présidence de Myriam Cottias. En aucun cas, une association ne saurait se prévaloir d’être l’interprète exclusif de l’appropriation de cette histoire par ses descendants et par tous les citoyens : il s’agit bien d’une mémoire commune. Dans ce concert, l’Institut du Tout-Monde n’a pas eu de mal à inscrire son action dans la pluralité, dès sa fondation en 2006 par Édouard Glissant, qui ne concevait le mémoriel qu’au pluriel. Quand donc, le rapporteur à l’Assemblée, du projet de loi sur l’Égalité réelle outre mer présenta dans l’hémicycle, ces dispositions comme émanant d’une « volonté commune », le procédé relève simplement d’une extrapolation.
Dans le contexte de crispation et de rétrécissement des esprits que nous vivons de manière accélérée en cette année électorale marquée par l’extrémisme, qui a dès lors distingué le danger éminent que feraient courir de telles dispositions, au regard de cette mémoire de l’esclavage en France ? Qui a distingué l’absurdité qu’il y avait à enfermer toute une jeunesse dans l’essentialisation d’être des descendants de victimes, là même où leurs aïeux furent des résistants quotidiens à l’opression, sur les habitations ou dans le marronnage ? Qui a distingué ce qu’il y avait là de profondément pernicieux en matière de relecture dirigée d’une histoire qui dit, encore dans ses acquis les plus récents, ce que fut cette lutte pour l’émancipation pluriséculaire menée par ceux qui jamais ne se résignèrent à être réduits à des essences, des esclaves plutôt que des êtres humains, des biens meubles plutôt que des sujets pensants, et encore dans la phraséoplogie de certains abolitionnistes, des bénéficiaires de la grandeur émancipatrice de la République, plutôt que les acteurs de leur propre libération ? Nous avons été plus que rassurés de compter dans notre pétition ceux qui ont su articuler cette histoire à sa richesse, et d’y voir un lieu de conscience plutôt qu’un levier de nouveaux enfermements.
C’est à la faveur d’un anthentique « cavalier législatif »(du nom de ces amendements ou articles qui n’ont pas de rapport réel avec une loi) qu’on a tenté, et qu’on tentera encore de dénaturer l’histoire de ceux qui luttèrent et l’identité de ceux qui proviennent de ces luttes, par les valeurs que dit cette trajectoire historique et qui appartiennent à tous : l’exigence de dignité, et puis rappelons-le, la liberté, l’égalité et la fraternité. Car oui, ce projet de loi pour l’Égalité réelle outre mer, qui porte un bel idéal de péréquation sociale et économique des pays outre mer avec la France de l’hexagone, s’est vu chargé avec beaucoup d’opportunisme d’une manipulation présentée comme une demande commune. C’était ajouter la manipulation au mensonge, et nous ne pouvons accepter un tel état de fait, comme aucun citoyen ne devrait accepter ce type d’agissement. Le conseil constitutionnel a par ailleurs habitude de détecter ce type de cavalier législatif, par nature anticonstitutionnel.
N’est-il pas temps de cesser pour de bon cette querelle si puissamment puérile des dates de commémoration, cette sorte d’enfermement réitéré ad nauseam ? N’est-il pas temps de cesser de détricoter la loi Taubira et de la vider de sa substance, ce que nous n’accepterons jamais, que cela soit dit ? N’est-il pas temps de cesser d’être les mendiants de l’univers, comme nous y invite Césaire ? Nous respectons l’action de tous, mais nous ne voulons pas être régis par des dispositions forcément partisanes parce que partiales et partielles. Il y a place pour tous et temps pour tous au « rendez-vous du donner et du recevoir » qu’est la mémoire nous dirait Senghor quant à lui. Nous ne ferons pas de grève de la faim : notre faim est toute autre, elle est celle de la conscience de tous que seul le rassemblement des mémoires dans leur diversité est à même de contrer les obscurantismes que nous avons devant nous. Nous n’avons derrière nous ni grand financier, ni démagogue opportuniste. Nous n’engagerons aucune propagande médiatique ni manœuvre de couloirs : nous avons utilisé des moyens démocratiques, l’appel, la pétition, car nous refusons la torpeur de l’entre-soi rassurant qui pervertit la démocratie. C’est uniquement par la force de nos convictions que nous tentons de stopper la surenchère en cours et qui risque de réduire à néant le travail accompli par tous. Et ceux-là mêmes qui en sont les promoteurs, ont-ils même mesuré le basculement en quoi consiste la victimisation ? Ce basculement est irrémédiable, et les réactionnaires comme les négationnistes de toutes engeances n’attendent que cela, n’en doutons pas : « ils ont leurs journées, que demandent-ils d’autre ? » Si vous n’entendez pas déjà l’écho de la question, vous l’entendrez très clairement dans les mois qui viennent. Et ils ajouteront : « qu’ils nous foutent la paix, avec leur esclavage ». Un candidat à l’élection présidentielle, qui vante la colonisation comme un magnifique programme d’échanges culturels, qui l’avait même prévu ? Décidément, réécouter cela, pourrait être le seul remède aux somnambulismes : « Emancipate yourself from mental slavery ».
Ce pays, la France, a décidé de regarder sans ciller cette part de son histoire. C’était un certain 10 mai 2001, par le génie politique, par le courage moral et par l’engagement exemplaire d’une députée de la Guyane, Christiane Taubira. Article 1 : « La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amérique et aux Caraïbes, dans l’océan indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité ». Comment ne pas s’efforcer d’être à la hauteur de ce geste inouï, inédit dans l’histoire du droit ? Article 2 : « Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. […] » Comment ne pas consacrer son énergie à cette transmission-là, sacerdoce exigeant entre tous, loin des débats de coute vue ?
Ce pays ne saurait accepter dans ciller que soit dévitalisé de sa substance l’héritage de ce combat politique qu’il aura fallu mener pour que soit adoptée cette loi qui, quoi qu’on puisse en penser, a fixé dans le droit l’essentielle reconnaissance du crime contre l’humanité de l’esclavage, par une nation qui fut esclavagiste, puis abolitionniste. Alors notre combat va se poursuivre, pour faire comprendre le danger et cette menace que fait courir l’essentialisation victimaire, la recherche effrénée de la division, et la quête éperdue d’une appropriation personnelle imposée à tous, de cette mémoire qui est un bien commun.
Plus que jamais, la mobilisation que nous avons initiée doit exprimer la vigueur d’un refus clairement argumenté, contre un basculement fatal dans la victimisation et la division raciale au sein même des lois de la République. Autant que cela sera possible à chacun de vous, nous vous demandons d’appuyer encore nos efforts actuels pour éviter l’irréparable que constituerait ce basculement sans précédent. Et puisque cette mobilisation est avant tout citoyenne, nous vous invitons dans la mesure de vos moyens, à alerter à votre tour les parlementaires dont vous auriez l’attache, pour les inviter à résister au chantage dont ils vont être l’objet. Nous vous invitons aussi à diffuser encore la pétition autant que faire se peut, afin que notre mobilisation puisse accroître encore son ampleur.
Toujours fidèle à l’engagement qui fut celui d’Édouard Glissant en faveur d’un « rassemblement des mémoires », l’Institut du Tout-Monde entend demeurer vigilant, avec vous et avec votre soutien. Ainsi et seulement ainsi, nous parviendrons à « renverser les gouffres ». Mesdames et Messieurs, chers amis, chacun de nous peut encore agir aujourd’hui même, dans les directions que nous vous suggérons ici, afin que vive loin de tout ostracisme, l’élan commun d’une « mémoire partagée » :
« Des deux côtés des mers et des sables où la Traite a tracé et où les esclavages ont grandi, toute mémoire partagée est la garante que nous nous efforcerons de renverser les gouffres » (Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, 2006)
Loïc Céry (Institut du Tout-Monde)
Texte publié aussi sur Mediapart