Notre Martinique aujourd’hui Peuple mort avant d’avoir vécu

— Par Guy Lordinot, ancien député —

Par le fracas des armes, du choc des civilisations, la conjugaison, de l’histoire et de la géographie, un peuple martiniquais s’est forgé dans le brassage des originaires de quatre continents.

Aujourd’hui, la Martinique est menacée, tout comme les Kanaks, par le syndrome calédonien.

L’an 1635, des Européens venus de la France débarquent en Martinique. Ils y trouvent des habitants -les kalinagos-les exterminent en quasi-totalité et prennent possession de l’île. Devenus les nouveaux occupants, ils font venir d’Afrique des hommes et des femmes afin de cultiver les terres et d’entretenir leurs maisons. Réduits en esclavage, ces arrivants assurent la fortune de leurs maîtres.

Au fil du temps, les relations entre les maîtres et les esclavisés donnent naissance à une population nouvelle où se côtoient blancs, noirs et métis esclavisés ou libérés. L’abolition de l’esclavage entraîne l’importation d’une main d’œuvre en provenance notamment du continent asiatique.

Ainsi apparaît une population nouvelle composée d’originaires de quatre continents : l’Amérique, l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Héritiers de cultures différentes les habitants finissent par constituer un véritable peuple.

La France, ayant donné à la Martinique un statut de colonie, désigne un gouverneur et des administrateurs européens.

Une élite assimilationniste

Compte tenu de l’abolition de l’esclavage en 1848, l’évolution impose la scolarisation de tous les enfants. Ce qui nécessite la formation de nombreux maîtres d’école, les maîtres laïques. Ces derniers, essentiellement des noirs et des métis inculquent à leurs élèves l’amour de la mère patrie ; appelée couramment Métropole c’est-à-dire de la France. Ils se sont donnés pour tâche essentielle de permettre l’accession de leurs élèves à des métiers qui leur permettent d’améliorer leur situation sociale.

Le peuple martiniquais prend forme et la cohabitation entre les différentes classes de la société parait apaisée.

L’économie du pays est dominée par les békés, propriétaires des habitations et des usines. Par la suite, ils monopoliseront le secteur commercial d’importation.

Les difficultés de l’économie sucrière les conduiront à remplacer progressivement la canne à sucre par la banane.

Dans le même temps, des Martiniquais éclairés introduisent chez nous les idées de l’Internationale socialiste et créent des partis politiques et des syndicats. Très actifs, ils informent la population sur la possibilité qui lui est offerte de revendiquer une amélioration de ses conditions de vie.

Leurs dirigeants encouragent la population à se structurer afin de faire respecter ses droits et sa dignité.

Désormais organisée, la classe ouvrière déclenche des grèves dures afin de faire aboutir ses revendications salariales. La paix sociale se trouve rompue.

Au début du vingtième siècle, la France -la mère patrie-conserve une place éminente dans le cœur des martiniquais. Ces derniers prennent part activement à sa défense durant les deux guerres mondiales.

Il leur apparaît donc anormal, que faisant le sacrifice de leur vie, en payant « l’impôt du sang » pour la défense de leur pays, les citoyens martiniquais ne bénéficient pas des droits consentis à leurs compatriotes de l’Hexagone.

Dans le but de conquérir ces droits, des luttes syndicales et politiques sont engagées.

Répondant favorablement à ces demandes, le Parlement, à l’initiative de députés et sénateurs martiniquais, vote la loi d’assimilation du 19 mars 1946. Cette loi confère aux habitants de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion, en principe, les mêmes droits qu’aux citoyens de la « Métropole ».

Un préfet peut cacher un gouverneur

Prenant acte de ce vote, le gouvernement remplace le statut de colonie par celui de département. Ce changement se traduit par la nomination d’un préfet européen en remplacement du gouverneur européen.

C’est pratiquement le seul changement opéré.

Le préfet occupe le palais du gouverneur.

Les békés conservent leur position dominante. Ayant créé de grosses entreprises commerciales ou industrielles, ils obtiennent du préfet, sans la moindre décision de justice, l’intervention des forces de l’ordre pour briser les mouvements de grève.

Les martiniquais sont donc contraints d’engager des luttes pour la conquête des droits que la loi leur attribue. C’est ainsi qu’ils obtiennent la création de la Sécurité Sociale, des allocations familiales et quelques avantages sociaux.

Au fil du temps, les responsables syndicaux et politiques s’appliquent exclusivement à obtenir l’égalité sociale avec les citoyens hexagonaux. Aucune attention véritable n’est portée au développement économique. On ne trouve plus d’enseignes commerciales martiniquaises. Nous n’avons plus que des franchises de sociétés françaises ou internationales. Nous consommons essentiellement des produits importés.

Espèce en voie de disparition

Les martiniquais âgés de plus de quarante ans ont presque tous des enfants en France hexagonale ou ailleurs dans le monde. Notre population vieillit. La mortalité augmente. La natalité diminue. Conséquence logique, le martiniquais est une espèce en voie de disparition. L’apport régulier et incessant d’une population européenne compense. Une fraction de plus en plus importante de notre jeunesse se réfugie dans la violence. Pourquoi ? Quelles sont ses attentes ? Quelles sont ses propositions ? Nul ne s’en inquiète. La seule réponse qui lui est donnée par l’État et les élus, c’est la répression.

Si la violence venait à conduire à des émeutes prenant un caractère racial, qui serait perdant dans ce territoire majoritairement occupé par des noirs mais où le pouvoir est détenu par des européens ? À moins d’assister, comme en Kanaky, à l’envoi de troupes de l’Hexagone pour des opérations de « pacification » dont les algériens ont un cuisant souvenir…

Selon le Professeur Pascal SAFFACHE, -expert martiniquais reconnu internationalement mais quasiment ignoré par nos élus-le réchauffement climatique réduira considérablement nos terres habitables. Il nous faudra donc à l’échéance proche d’une trentaine d’années, expatrier des dizaines de milliers de nos concitoyens. Le plus logique semble de trouver des lieux d’accueil proches de nous c’est-à-dire dans le bassin Caribéen. Comment le faire alors que nous n’avons que très peu de relations avec nos voisins ?

Pourquoi restons-nous toujours tournés exclusivement vers le continent européen ?

Comment concevoir et accepter que tous nos voisins administrent eux-mêmes leur territoire tandis que chez nous l’administration est tenue par des européens ?

Comment faire vivre notre culture lorsque l’enseignement est de plus en plus assuré par des originaires de l’Hexagone ?

La politique du Président de la République en Nouvelle Calédonie nous montre que notre sort ne sera pas différent de celui des kanaks. Dans ces conditions, y aura-t-il au moins un de nos élus pour faire entendre aux nouveaux gouvernants le cri d’un peuple qui se meurt avant même d’avoir véritablement vécu ?

Guy LORDINOT

Ancien député 15 juillet 2024

Illustration : Momie péruvienne à l’origine du tableau de Munch «  Le Cri »