La dynamique historique et sociale entre la communauté « afro descendant » et la mère patrie est à la fois paradoxale et édifiante. Paradoxale, parce qu’elle remet au goût du jour la page sombre du passé esclavagiste. Édifiante, parce que les faits et les opinions ne cessent de montrer que les pratiques discriminatoires sont récurrentes, en contradiction avec les valeurs républicaines. Des efforts sont déployés pour améliorer les relations sociales mais les rejets restent des sujets particulièrement douloureux pour ceux qui les vivent. Par conséquent, prendre nos désirs pour des réalités c’est faire preuve de naïveté oubliant que le « plafond de verre » destiné à gêner l’émancipation est toujours en place. Incontestablement, le sentiment d’appartenance peine à s’affirmer, sachant qu’au-delà de la nationalité, la citoyenneté donne la possibilité d’accéder à l’égalité sociale. Sans possibilité d’expression individuelle et collective, le vivre ensemble apaisé n’est que pure illusion.
La République semble oublier progressivement que le fait d’avoir reconnu ses enfants « dewo » (nés hors hexagone), lui confère des obligations atypiques. Le passage de sous-citoyens à citoyens à part égale ne doit pas être assimilé comme un simple élan charitable d’après-guerre. D’ailleurs, en dehors des contributions au développement national, les « outre-mer » offrent des atouts certains qui différencient positivement la France des autres pays de la communauté européenne.
Les malentendus du moment viennent assurément de la page sombre de cette histoire coloniale qui résiste et bouscule tous les imaginaires. A ce propos, toutes les misères, toutes les inquiétudes qui se prolongent, ne manquent pas de provoquer des réactions spontanées. Ce sont des signaux qui selon les spécialistes doivent être gérés avec discernement et sagesse. Nous sommes tous invités à prendre la juste mesure des menaces qui pèsent à la fois sur la démocratie et la tranquillité publique. Il nous faut donc élargir notre vision quant à l’autonomie de nos pratiques et le modèle de société qu’hériteront les générations montantes. Toute intervention est un acte politique qui mérite examen préalable en prenant soin de ne pas laisser le champ libre aux révisionnistes, aux négationnistes.
Français de longue date sommes-nous, néanmoins nous partageons à des degrés différents les mêmes souffrances morales, physiques que les immigrés modernes qui pour des raisons multiples alimentent particulièrement la mer Méditerranée et la Manche. Plutôt que de « hurler avec les loups », et désigner les responsables de nos malheurs, prenons le temps de réfléchir sur nous-mêmes et de se regarder dans la glace. Alors on pourra réviser certaines de nos théories, revoir nos modes de fonctionnement. En effet, la misère se déploie partout dans ce monde qu’aucune organisation ni institutions ne semblent en mesure de réguler. Reste semble-t-il la morale naturelle, la solidarité que personne ne peut rejeter. Par ce biais on peut tenter de contourner les causeries anesthésiantes.
Le moins que l’on puisse dire, les revendications spontanées du moment ont des ressemblances avec les nombreuses révoltes déclenchées par nos aïeux. Même sévèrement réprimés, la révolte était le seul procédé pour eux de réclamer le respect de la dignité humaine et d’échapper aux humiliations avilissantes. Dans la lignée de ces dégradations de la personne humaine il y a aujourd’hui les exclusions injustes, les sous-entendues, liées à l’origine ethnique qui se prolongent. Si cette réalité est rarement dévoilée, des statistiques, des rapports prouvent que contrairement aux idées reçues, la dignité n’est pas d’avoir de la notoriété, ce n’est pas l’augmentation du pouvoir d’achat des consommateurs patentés. D’ailleurs, les transferts de fonds confirment à la fois notre dépendance et le caractère spécifique de notre citoyenneté. Un économiste dit « Le circuit de l’argent est comparable à celui du flux sanguin. Le sang part du cœur, irrigue différentes parties du corps et revient au cœur ». Grosso modo, l’assistanat fait disparaître l’éclat du tempérament local et nous expose à des stigmatisations plus ou moins outrageantes.
Évoquer la question sociale en Martinique c’est revenir des siècles en arrière. Sous l’effet de l’intempérance économique des entreprises coloniales, l’édification de la Martinique s’est faite dans le sang et dans les pleurs. Les yeux rivés essentiellement sur les chiffres du commerce national, d’autres regards déformés ont au fil du temps oublié que le social même expulsé revient au galop, tôt ou tard. Aujourd’hui, c’est à l’évidence le social empoisonne l’actualité locale et hexagonale, secteurs privés/publics compris. Ce domaine remet au gout du jour le rôle de ceux qui ont pour mission de gérer le quotidien des administrés qui ne peinent à identifier les contreparties leurs engagements. Certes, nous abordons des périodes qui s’annoncent difficiles, pas seulement dans le domaine économique mais aussi dans tout ce qui relève de la sécurité des personnes et des biens. L’erreur à ne pas commettre est de ne pas contribuer à prolonger le sacrifice de l’humain au profit des concurrences agressives, celles qui minimisent la réalité sociale, oubliant que la fraternité même intégrée dans la trilogie républicaine relève d’abord de la morale naturelle.
Vous avez dit : « ultramarin » ?
Dans le passé, la départementalisation vécue dans une attente quasi messianique se perçoit aujourd’hui comme embrouillée, difficilement compréhensible, parce que les inégalités provoquent des émotions vérifiables. Les précédentes violences sociales, loin de s’éclipser sont de plus en plus robustes. Exploiteurs et exploités, chacun dans son coin fait de la résistance son cheval de bataille et les divergences ancestrales se maintiennent.
Précautionneusement, dénommés « ultramarin », nous contribuons bon gré mal gré à perpétuer l’idée que l’on peut être à la fois dedans et dehors, tout en affirmant une conscience citoyenne chimérique. Le paternalisme loin d’avoir disparu continue à affaiblir nos capacités innovantes. Le conditionnement mental impose modération et obligation de rester sur le terrain des revendications sans cesse renouvelées. Contre toute attente, les ultramarins sont les citoyens périphériques de notre République dite « une et indivisible ». Franchement, les péripéties domestiques, le caractère atypique des relations interpersonnelles dévoilent le côté de plus en plus inconsistant de cette dénomination. De part et d’autre, débats et attitudes se radicalisent et le repli sur soi est encouragé. Ces citoyens déclarés « spécifiques » sont comme d’autres visés par une recrudescence de ségrégations, en lien avec la pigmentation de la peau, le style de vie ou à cause d’accents quelquefois jugés bizarroïdes. Ces quelques détails mettent en perspective l’essoufflement des valeurs républicaines que nous nous sommes appropriées sans a priori. Les discriminations sont réelles, souvent non dénoncées soit par pudeur, par auto culpabilisation ou par subordination. En dépit des apparences, ces points sont authentiques, vérifiables et méritent de figurer dans la liste des obstacles à surmonter.
Les effervescences du moment collées à la « vie chère » , pointent singulièrement du doigt l’indispensable reconnaissance réciproque au sein de la République. Sans vouloir imposer cette forme de proximité, elle apparaît néanmoins comme le ferment de l’unité nationale. Ce chantier ouvert depuis 1789, peine à avancer, signe de l’existence d’un déséquilibre qui perdure malgré la hardiesse républicaine visant à placer tous ses enfants sur un même plan d’égalité. D’ailleurs, le premier Ministre s’en est souvenu récemment, déclarant : « La France n’abandonne aucun de ses enfants ».
Quoi qu’il en soit, faute d’avoir la volonté suffisante pour d’aller à la racine des maux, la perplexité gagne du terrain et les rapports sociaux demeurent sous la pression des instincts de dominances traditionnelles. Or, notre histoire paradoxale ne manque pas de suggérer l’idée qu’il faut trouver de nouvelles formes de loyauté sociale, pour que l’on puisse s’exprimer non pas en tant qu’ultramarin essentiellement mais aussi, en tant que citoyen actif à part entière.
Déjà en juillet 1959, en pleine période de réorganisation de la vie sociale nationale, le général de Gaulle s’est montré frappé par le patriotisme réunionnais à l’occasion de son voyage dans ce département de l’océan indien. Puis, en 1966, devant une foule de martiniquais, brandissant des petits drapeaux, (Bleu, blanc, rouge) il s’est étonné devant la ferveur de toute une population métissée, vivant à 7000 kilomètres de Paris. Du haut de sa tribune, il s’exclame disant « Mon Dieu, comme vous êtes français …! » Il ajoute « Vive la France, vive la République ». Des humoristes, ont traduit ces propos comme suit : « Mon Dieu, mon dieu, que vous êtes foncés ! ». Avec du recul, on peut mieux analyser les différents regards que l’on se portent mutuellement. Une telle évaluation de la citoyenneté serait-elle bien perçue dans une assemblée hexagonale ?
Quand les distinctions se pensent géographiquement, la question de citoyenneté semble pouvoir se déformer pour cause de spécificité dirait-on. Dans ces conditions on peut se demander dans quelle mesure la diversité est soluble dans la République. L’histoire fait qu’en Martinique, ancienne plaque tournante de l’administration coloniale, les revendications sociales tournent systématiquement à la confrontation. Preuve que les règles du jeu social bafouées depuis toujours peinent encore à intégrer les pratiques souples de l’hexagone, que le principe de reconnaissance réciproque est inexploré.
Dans les lettres persanes, Montesquieu pose la question : « Comment peut-on être persans ? Dans la République, nombreux sont les « ultramarins » qui se demandent « comment peut-on être français à part entière ?» Quand en ce troisième millénaire on est amené à avoir ce type de préoccupation, c’est que fondamentalement il y a quelque chose de saugrenu à la fois dans la trilogie « Liberté, Égalité, Fraternité, de même dans les initiatives relatives au droit du sol ou dans les discours qui prêchent « la préférence nationale ». Ce n’est pas un scoop, l’entreprise coloniale a tout au long de son existence nié purement et simplement l’humanité d’une catégorie d’hommes, de femmes et d’enfants. Curieusement, il se trouve que des territoires ultramarins sont français avant certaines contrées hexagonales. Au détour des alternances politiques, des personnalités éclairées affirment quand même : « La France ne serait pas la France sans ses « outre-mer ». Le moment est donc venu pour qu’ensemble on déracine certains préjugés et qu’on expose clairement les enjeux que représentent les « outre-mer » sur le plan maritime, d’expérimentations scientifiques et humaines.
Nous sommes à l’évidence dans un vaste océan d’incertitudes où s’entremêlent notre naïveté légendaire d’un côté et la condescendance de l’autre. Pour avoir trop longtemps cru que « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » on reste dans l’incapacité héréditaire à trouver le bon tempo pour faire face aux multiples dispositifs aliénants. Notre absence d’expertise est évidente et l’on peine à répliquer habilement face à des penseurs habiles et des exploitants bien acclimatés et protégés
Pour sortir de cet engrenage, des personnalités compétentes, désintéressées doivent être mises à contribution. Au passage, elles doivent se souvenir du proverbe africain qui dit : « Si tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi d’où tu viens ». Le contexte du moment indique clairement qu’il ne suffit pas de faire adopter un texte, de trouver un accord sectoriel pour faire disparaître illico les séquelles de plusieurs siècles d’humiliations.
Des problèmes ancestraux aux discours contemporains.
Des mesures unilatérales, des initiatives diverses se sont révélées insuffisantes. De fait, la stratégie militante aussi présente des failles. Elle doit varier selon que l’objectif soit à court, moyen ou à long terme, car les résultats se modifient selon que l’on soit à l’intérieur ou à l’extérieur du système que l’on prétend réformer. Entendons par là, qu’il est illusoire d’envisager des avancées sociales durables quand les forces en présence sont manifestement inégales. Au temps des conquêtes, par exemple, les peuples autochtones disposaient de flèches végétales, de machettes face à des armes qui crachaient le feu. Aujourd’hui, si les méthodes ont changé, les objectifs restent les mêmes et les rapports de force toujours disproportionnés. En ces temps de restauration des institutions démocratiques, politiciens, syndicalistes, associations de défense du lien social doivent surtout être en capacité de défendre l’autonomie de leur fonctionnement et le sens du compromis.
« Il n’y a pas de hasard, il y a des rendez-vous que l’on ne sait pas interpréter », dit le philosophe. En général, quand des gens frustrés se rencontrent, instinctivement ils parlent de leurs frustrations, de leur impuissance devant la mécanique qui produit les injustices. A cet égard, le choix de la méthode est crucial et prendre en compte les leçons de l’histoire est capital.
La Martinique comme d’autres régions est fiévreuse. Dans le contexte actuel, rien ne nous empêche de faire des approches comparatives avec l’histoire des noirs américains dont les droits fondamentaux sont relatifs. En 1963, Martin Luther King, à l’occasion de la marche pour les droits civiques des noirs aux États-Unis a bravé le hasard en mettant le collectif au centre du jeu social. Son célèbre discours « I have a dream » a bousculé l’imaginaire universel, en soulignant que : « Les utopies d’aujourd’hui seront les réalités de demain ».
Traduire positivement cette formule c’est admettre que le slogan « vie chère » mis en avant n’est qu’une infime partie des misères exubérantes de la société martiniquaise. Depuis longtemps déjà des générations d’hommes, de femmes et d’enfants sont mis sur le bas-côté de l’histoire humaine par des juristes de grande réputation. Des voix dynamiques naissantes disent que la Martinique se constitue en laboratoire d’émancipations humaines, même si des fois, la lutte contre les inégalités semble emprunter des chemins compliqués. Ironie de l’histoire, « Liberté, Égalité, Fraternité » sont des valeurs qui malgré tout ont rendu la mère patrie attachante, bienveillante, c’est-à-dire qu’elle a au préalable tenté de nous placer dans une logique d’affirmation de soi et de perfectionnement.
Curieusement, le tassement de nos gains en aisances sociales tient en grande partie du fait que l’on n’a pas été conçu pour faire société avec d’autres. La majorité d’entre nous est transformée en individualistes improbables, enfermés dans des préjugés démodés. Dans un tel état on imagine qu’il est plus avantageux de laisser les autres agir à notre insu, d’où la difficulté de dénombrer des actions concertées, de constituer des organismes initiateurs d’innovations de manière autonome. Exemple : nos syndicats, subordonnés aux centrales syndicales hexagonaux ne siègent en commission paritaire qu’au niveau du préfet. L’empressement médiatique montre une Martinique en crise totale, semble sous-estimer le caractère structurel de la situation locale. Certains acteurs impuissants quant à faire naitre une dynamique collective, déplorent plutôt que de blâmer, sans ignorer les principaux facteurs à l’origine de la détérioration du climat social.
(1), Nos organisations représentatives sont plombées par ce qu’il est convenu d’appeler : absence culture syndicale, politique ou associative. Jusqu’à une date récente, il n’a jamais été possible de parler de culture de masse cohérente des travailleurs martiniquais. A ce jour, le mouvement social représenté par un trop grand nombre d’organisations (intermédiaires), laisse apparaître la faiblesse des projets sociaux qui soient réellement mobilisateurs.
(2), Pendant longtemps l’imaginaire collectif a considéré l’État-providence comme le protecteur institutionnalisé idéal. Signes des temps peut-être, l’État se désengage autant dans l’hexagone que dans les « outre-mer ». Seulement, la compression des dépenses sociales nous concerne réellement du fait que la pauvreté traditionnelle ne connaît pas d’aboutissements durables.
(3) Nous sommes indéniablement attachés aux idéaux de justice sociale, sans pouvoir les définir en pleine conscience. Les droits sociaux sont pourtant garantis par la constitution de 1946 mais faute de pouvoir se faire entendre, certains délégués préfèrent exercer leurs talents dans leurs circonscriptions d’influence, sans pour autant perdre de vue que la démocratie reste le pivot central du lien social.
Je suis né dans cette Martinique bourrée de handicaps mais pleine d’espérances. Mon souhait certes, rejoint celui de la majorité qui pense qu’elle ne doit pas éternellement rester une terre d’expérimentations, de différenciations, d’exclusions. Il faudrait en finir avec les plans, les états généraux, les grands débats sans lendemain, les promesses non tenues. D’ailleurs, un ancien Ministre répétait souvent : « Les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». Il n’est pas superflu de rappeler que nos déficits sociaux, humains à combler sont énormes. Aimé Césaire, rapporteur de la loi du 19 mars 1946, relative à la départementalisation disait « Aucun projet politique n’a de sens que s’il est fondé sur un projet culturel ». Autrement dit : Il faut savoir pour comprendre, comprendre pour être à mesure de bâtir collectivement un projet de société qui soit bénéfique pour l’ensemble de la population. Il faut aussi que certains de nos élites se débarrassent de leurs habits de gestionnaires zélés, calibrés selon le modèle des « géreurs » jadis diligentés sur les « habitations ». Il s’agit là d’une correction qui ne sera pas actionnée par l’État uniquement, mais dorénavant par ceux qui ont le courage d’admettre que l’ardoise est lourde, qu’elle plaide désormais pour une société plus apaisée et plus démocratique.
Marcel Luccin
8 Novembre 2024