— Collectif —
« Le rebond de l’épidémie de coronavirus aura entraîné avec lui une nouvelle flambée d’un mal auquel la jeunesse française n’est que trop habituée : il fallait manifestement un bouc émissaire, les jeunes feront bien l’affaire. Depuis quelques jours, on endure alors tribunes et interventions qui condamnent la jeunesse, se complaisent dans des commentaires faciles ou se targuent de la raisonner, oubliant manifestement que les jeunes aussi lisent les journaux et regardent la télévision. Qu’on nous permette aujourd’hui une réponse à nous, jeunes gens qui soufflons pour la plupart nos vingt-cinq premières bougies et qui, malgré la diversité de nos profils et de nos fonctions, sommes ces jeunes, si souvent jugés responsables des maux de notre société.
Permettez-nous, bien chers vieux, de commencer par récuser le vocabulaire : pas plus que vous n’apprécierez l’apostrophe, il nous est difficile de souffrir cette réduction sous une formule qui confine à l’amalgame. Qu’entendez-vous par jeunes ? Sont-ce ces étudiants en médecine et en école d’infirmier ou ces professionnels de santé de moins de trente ans, qui, nombreux d’ailleurs dans les services d’urgences, furent en première ligne pendant le gros de l’épidémie ? Sont-ce ces jeunes cadres de l’administration qui, en cohorte dans les cabinets et les services publics, se sont consacrés avec abnégation à leur tâche pour faire tourner la machine ? Sont-ce cette génération de caissiers et caissières, de personnels de service, de l’industrie et du bâtiment qui mirent leur énergie au service de la vie collective et de l’économie ? Pendant cette crise, autant celle passée que celle à venir, des jeunes gens furent et seront en première ligne au service de la société et de la communauté, engagés dans une lutte commune où les distinctions d’âge ne comptent plus. Ces jeunes-là furent-ils irresponsables ?
Permettez-nous également de douter sur le fond, d’atténuer une critique trop facile. La jeunesse a donné sa part à la crise actuelle. Nombre d’entre nous ont vu leurs études interrompues, leurs parcours perturbés, leurs concours compromis. Nombre d’entre nous, souvent derniers arrivés dans les entreprises, ont perdu leur travail ou n’ont pas signé les contrats qu’on leur avait promis. Si la jeunesse partage immanquablement les responsabilités d’un collectif relâchement de la vigilance, n’oublions pas qu’elle est aussi la principale victime de cette crise. L’année qui s’ouvre s’annonce difficile pour une génération qui sera lâchée sur un marché du travail grippé, qui s’entassera dans des universités saturées, qui abordera ces années d’études ou de début de carrière dans une profonde incertitude.
Qui osera dire, aujourd’hui ou dans quelques mois, que nous l’avons bien mérité ? Il vaudrait mieux aujourd’hui reconnaître que dans cette crise la jeunesse a été exemplaire. Face à une maladie qui ne l’atteignait guère directement – quoi qu’on en dise, le coronavirus n’a des conséquences que marginales sur les tranches les plus jeunes de la population : un (autre) privilège indéniable de la jeunesse – elle s’est pliée de bonne grâce aux rigueurs du confinement. Elle a bien souvent sacrifié son année, ses projets, son confort, voire son avenir, pour préserver les plus fragiles de la société. Il n’y a là rien que de normal, mais manifestement quand on appelle aujourd’hui la jeunesse à la raison, on oublie qu’il n’a pas été nécessaire de le faire quand les événements l’imposaient.
Aussi, peut-on lui reprocher avec une telle véhémence de profiter d’un été dans les conditions que les autorités elles-mêmes ont définies ? Alors que les bars sont de nouveau ouverts, devrait-elle s’en priver ? Alors que, pour sauver à raison le tourisme, les déplacements ont été autorisés, voire encouragés, devrait-elle rester cloîtrée dans les minuscules appartements que lui louent bien souvent ces aînés qui se fendent aujourd’hui de morale ? Au demeurant, la question de la durée et de la rigueur de restrictions sans différenciation n’a rien d’illégitime et devra bien un jour être posée.
Oui, une part de la jeunesse profite sans doute trop allègrement de son été au mépris d’une vigilance nécessaire. Mais pour quelques milliers de jeunes à Hures-la-Parade, d’autres ont organisé leurs vacances dans la plus stricte vigilance, renonçant au plaisir de voir leurs grands-parents ou leur famille, veillant à rester entre jeunes gens et cherchant l’isolement que la situation actuelle réclame. Cette partie-là de notre génération en est la très grande majorité : elle ne mérite pas la critique.
Trop souvent, la France connaît ce genre d’accès contre sa jeunesse. Nous, jeunes gens de vingt-cinq ans, infirmiers, professeurs, maçons, paysagistes, cadres de la fonction publique et du secteur privé, infiniment divers, souvent raisonnables, parfois inconstants – mais quelle génération ne l’est pas ? –, nous rejetons les accusations commodes qui aujourd’hui encore nous frappent. Régis Debray, un de ces rares vieux qui n’a pas oublié la jeunesse, montrait avec brio en 2013, dans le Bel Âge, le paradoxe d’une société où le jeunisme triomphe tandis que, dans cet univers de seniors aux loyers prohibitifs, aux candidatures mijotées vingt ans à l’avance, aux promotions longuement mûries et aux conseils de surveillance verrouillés, le jeune […] expie en réalité. Dans ce rapport à la jeunesse, il y a quelque chose de profondément gênant.
Les crises, trop souvent, rendent injustes ou ingrats, et la peur divise. Pourtant, une crise peut aussi donner l’occasion de s’unir, de remarquer que nous partageons un avenir et un projet communs. Nous, jeunes gens, faisons aujourd’hui, comme toujours, corps avec l’ensemble de la société. Et demain, quand nous aussi nous serons vieux – car la jeunesse n’est pas une fatalité –, nous espérons que, nous, nous nous souviendrons de cet âge, avec toute la fierté et la dignité qu’il mérite. »
Les signataires :
Solène Amice, agrégée d’histoire ; Arnaud Chaniac, agrégé d’histoire ; Mathurin Gaudin, salarié ; Pierrick Gaudin, étudiant ; Daniel Han, chef de projet ; Tanguy Le Hir, technicien du spectacle ; Marion Messador, cadre ; Louis Poinsignon, étudiant à Polytechnique ; Jules Rostand, étudiant ; Natacha Saen, infirmière ; Arthur Simothé, paysagiste ; Elie Speck, étudiant en médecine ; Augustin Travier, façadier ; Nathanaël Travier, bibliothécaire
Tribune parue dans LeParisien.fr