— Par Véronique Hélénon —
Le déchoukaj des deux statues de Victor Schœlcher le 22 mai 2020 en Martinique par des militants, est révélateur de tensions profondes, issues des périodes esclavagiste et coloniale.A –
Le 22 mai 2020 les manifestations commémorant l’abolition de l’esclavage en Martinique ont été marquées par le déchoukaj de deux statues de l’abolitionniste français Victor Schœlcher par des militants, en dehors des célébrations officielles. Pour comprendre ces gestes, penchons-nous sur l’histoire coloniale et esclavagiste de la Martinique.
L’anonymat comme instrument de domination coloniale
Doué de parole, l’être humain s’inscrit dans une lignée, nommant ses enfants, adoptant les noms de ses aïeuls, forgeant ainsi un arbre généalogique qui est la matrice de son histoire personnelle. L’apprentissage et la reconnaissance de son environnement exigent également un vocabulaire spécifique. Ce sont des actes fondateurs, permettant de se déployer au sein d’une famille, d’une collectivité, et marquer sa présence dans son environnement à travers les âges.
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C’est ce que firent les colons français lorsqu’ils arrivèrent sur l’île aujourd’hui appelée Martinique. Désireux d’apposer leur empreinte sur des paysages qui leur avaient été étrangers, ils baptisèrent leur environnement de noms familiers. Au fil du temps apparurent: groseille (pays), pomme (d’eau, liane, cannelle), cerise (pays), prune (de cythère, mombin), abricot (pays), rose (de porcelaine), villes de St-Joseph, St-Pierre, Ste-Marie, Fort-Royal, Fort-de-France, Ste-Anne, Ste-Luce, St-Esprit, Schœlcher, etc. A ceux-ci s’ajoutèrent les appellations des plantations sur lesquelles se déployaient les tortures du nouveau monde: Leiritz, Clément, La Pagerie, Pécoul, Gradis, Fonds St-Jacques, Perrinelle, Crève Cœur, Dubuc, Spoutourne, Vatable, etc., quadrillant ainsi la petite île de noms souvent calqués sur ceux des esclavagistes. En cela, ces derniers faisaient preuve d’assez peu d’imagination et des évolutions similaires avaient lieu dans autres régions des Amériques. Ainsi, les Etats-Unis se virent affubler, entre autres, de leur Nouvelle-Angleterre, Paris (23 au total), Cambridge, Bruxelles (2), Luxembourg, Bordeaux, tandis qu’à la Barbade ce furent, par exemple, St-James, St-Peter, St-Michael, St-Joseph, en Jamaïque St-Ann, Port Royal, Kingston, Santa Cruz, ou encore Oranjestad, Santa Cruz (encore), Sint Nicolaas, à Curaçao, etc.
L’arrachement des Africains à leur terre d’origine fut d’emblée mis sous le sceau de l’anonymat. Considérés comme des biens meubles, il leur était imposé de se défaire des noms qui avaient forgé leur identité depuis des générations et d’adopter des noms chrétiens sélectionnés par les esclavagistes. Effort fut fait d’effacer les lignées familiales de leurs parcours africains et la propriété d’humains fut signifiée par le marquage au fer rouge. Bien que ces femmes, ces hommes et ces enfants continuèrent, malgré tout, de défendre leur humanité, entre autres en formant des familles et en nommant leurs descendants, les assauts du système esclavagiste se répétaient, fragilisant toujours un peu plus leur volonté. Le port d’un patronyme leur fut interdit. Toute personne mise en esclavage se trouvait dans l’impossibilité de transmettre, de manière officielle, son nom à ses descendants.
Une nouvelle étape fut franchie avec l’abolition de 1848. Des noms de familles furent attribués aux affranchis. Pendant les onze années qui suivirent, des patronymes furent ainsi créés de toutes pièces, selon la fantaisie des agents d’état-civil et avec le souci d’interdire alors aux non-blancs le port des noms békés. Bien des familles portent encore ces patronymes. Les sources d’inspiration furent variées: anagrammes, modifications de prénoms, noms puisés dans la Bible, l’Antiquité, certains furent inventés, tandis que d’autres reproduisaient des noms de fleurs, plantes, animaux, métiers, outils, ou encore des mots injurieux; à noter, toutefois, le maintien de certains noms africains. Par ailleurs l’annonce de l’abolition fut accompagnée de l’injonction du gouverneur Rostolan “d’oublier le passé”, afin que l’ordre, le travail et le respect de la propriété soient maintenus.
La figure omniprésente de Schœlcher
Tout en s’engageant pour la reconnaissance d’une “émancipation complète et immédiate”, Schœlcher adopta néanmoins des positions pour le moins ambiguës, considérant, par exemple, que le fouet était “la punition du coupable”. Un certain nombre de mesures d’accompagnement furent prises au moment de l’abolition. Elles furent le fruit d’âpres discussions parmi les décideurs français et Schœlcher n’en partagea pas toujours les conclusions. Parmi celles-ci figurent l’indemnisation des békés qui estimaient avoir subi un préjudice, la mise en place d’un système bancaire visant à faciliter leur transition économique, le déploiement d’une politique de migration forcée en provenance d’Afrique, d’Inde, et de Chine afin de leur fournir une main d’œuvre supplémentaire. Par ailleurs, le recensement obligatoire, le livret (dès l’âge de 10 ans) et le passeport intérieur (à partir de 16 ans) venaient criminaliser les classes populaires et restreindre leur liberté. Leur domicile et leur lieu de travail étaient ainsi contrôlés et bien souvent ils se retrouvèrent assujettis aux plantations sur lesquelles ils avaient subi l’esclavage.
S’il a été établi par les historiens que les causes de l’abolition ne sauraient être attribuées à une personne, en l’occurrence Victor Schœlcher, et que les luttes des personnes en situation d’esclavage doivent être soulignées, il n’en demeure pas moins que l’homme a été érigé en symbole de l’abolition et son nom répété à l’envi, Schœlcher lui-même devenant député de la Martinique et de la Guadeloupe durant la Troisième République. Dans l’espace urbain, sa présence est, entre autres, ainsi marquée: salle Victor Schœlcher à la préfecture, bibliothèque Schœlcher, rue Schœlcher, ville de Schœlcher, lycée Schœlcher, statues jusque récemment…
Des femmes et des hommes en lutte
Dans le même temps, les personnes esclavisées étaient présentées telle une masse sans visage et sans nom. Alors que le mythe schœlchérien s’était déjà étalé depuis plus d’un siècle, ce n’est que tardivement que des historiens ont pu faire connaître le nom du tanbouyé Romain au grand public. Son appel au tambour avait été l’étincelle déclenchant des soulèvements qui, à leur tour, poussèrent le gouverneur à déclarer l’abolition avant la date prévue. Aujourd’hui encore, son nom est sans doute le seul resté dans les mémoires de la majorité de la population pour ce qui est de la période esclavagiste.
Pourtant, les décisions prises dans les salons parisiens ne peuvent être comprises sans tenir compte de l’évolution économique qui rendait le modèle d’exploitation esclavagiste obsolète, mais également des résistances incessantes menées sur tous les fronts des Amériques. N’oublions pas: Ganga Zumba, Zumbi, Lucatan, Ahuna au Brésil; Cato, Gabriel, Charles Deslondes, Nat Turner, Margaret Garner aux États-Unis; Nanny, Samuel Sharpe, Tacky, Cubah en Jamaïque; Joseph Ignace, Louis Delgrès, Marthe Rose, Solitude, Massoteau, Pèdre en Guadeloupe; Jose Antonio Aponte, Carlotta, Hatuey, Guama à Cuba; Prince Klass, Hercules à Antigua; Anacaona, Dutty Boukman, Cécile Fatiman, Jeannot, Jean-François, Georges Biassou, Romaine la Prophétesse, Dédée Bazile, Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines en Haïti; Francisque Fabulé, Jean Kina, Jean-Louis, Joseph dit Zo, Appoline, Adélaïde, Angélique, Tine, Monique, Molière, Chéry, Jean-Baptiste Césaire en Martinique; parmi tant d’autres.
Si Schœlcher exprima son désaccord concernant certains dispositifs mis en place après 1848, il n’en demeure pas moins qu’il fut un ardent défenseur d’un système colonial ayant pour fondement l’assimilation. L’accès aux institutions républicaines reposait sur la capacité des populations non-blanches à se fondre dans ce moule, preuve de leur humanité. C’est ainsi qu’il se prononça violemment contre l’Insurrection du Sud de la Martinique en 1870, qualifiant les insurgés de “quelques malfaiteurs”, dévalorisant l’impact géographique et politique de leur combat, ignorant Lumina Sophie, Louis Telga, Eugène Lacaille, Madeleine Clem, Rosanie Soleil et leurs compagnons.
Quelles statues aujourd’hui pour la Martinique?
Déclarations politiques de leur temps, les statues sont l’un des dispositifs par lesquels le pouvoir a choisi de s’exhiber dans l’espace public. Loin de mettre en scène un dialogue équitable entre les différents groupes de la population, elles accomplissent une mission de propagande et énoncent la vision des dominants. Présentée à l’exposition universelle de 1900 puis inaugurée en 1904, au cœur de Fort-de-France, face au palais de justice, la plus ancienne des deux statues de Schœlcher, a en fait très tôt suscité les oppositions. En 1930 déjà, le martiniquais Césaire Philémon observait dans son ouvrage, Galeries martiniquaises, qu’elle avait été couverte de goudron. Mutilée, couverte de graffitis, de peinture à différents moments de l’histoire, elle a également fait l’objet de demandes de retrait, notamment de la part du Mouvement International pour les Réparations-Martinique. Celle qui se trouvait dans la ville de Schœlcher depuis 1964, ne fut pas en reste et elle perdit une partie de sa tête il y a quelques années.
Outre les deux statues de Schœlcher, désormais déchoukées, il existe encore des statues, monuments et autres symboles des périodes esclavagiste et coloniale, dont la présence dans l’espace public martiniquais pourrait également être réévaluée: ainsi la place Joyeuse à Trinité, la place dite du débarquement de Christophe Colomb au Carbet, la statue (décapitée en 1991) de Joséphine de Beauharnais ou celle de d’Esnambuc à Fort-de-France, la rue du général Galliéni, etc. Les actes du 22 mai 2020 ont le mérite de rappeler une complexité de l’histoire trop souvent évacuée, et la disparition des statues n’indique aucunement un effacement de l’histoire. Ouvrages, échanges sur les médias, discussions, conférences, documents écrits, iconographiques, audiovisuels, sont autant de sources permettant à l’information de circuler, à l’histoire d’être enseignée. Au lieu d’encombrer l’espace public, ces statues et autres vestiges, pourraient être relégués dans des musées où ils témoigneront de certaines pages de l’histoire à ceux qui souhaitent les voir. Au 21ème siècle, il est plus que temps d’investir l’espace public de nouveaux symboles, statues ou autres, et de mieux faire place à celles et ceux que l’on a si longtemps maintenus dans l’anonymat, mais dont les luttes extraordinaires nous portent encore.
Véronique Hélénon
Historienne, universitaire, enseigne aux Etats-Unis
Publié initialement sur le Blog de Mediapart