— Par Roland Sabra —
Il faut avant tout saluer le travail d’adaptation du texte de Tania de Montaigne qui, non destiné à priori à la mise en scène comporte peu de dialogues. Si Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin, dans sa version originale a été couronné par le Prix Simone Veil en 2015 le texte de sa transposition théâtrale par Lucie Nicolas est lui lauréat de l’Aide à la Création d’ARTCENA, en catégorie dramaturgies plurielles. Et cela commence très fort. La comédienne lors de son entrée en scène salue le public, habituellement européen mais martiniquais ce soir là, et prend langue immédiatement avec lui en lui demandant de partager une traversée, celle d’une altérité stigmatisée. « Prenez une profonde inspiration, soufflez et suivez ma voix, rien que ma voix, désormais, vous êtes noir, un noir de l’Alabama dans les années 50. Désormais, vous êtes noir. Être noir, c’est être une zone d’infiltration, c’est comprendre minute après minute, heure après heure, que pour l’autre, vous n’êtes pas forcément un être humain mais vous n’êtes pas un animal non plus. Non, vous êtes autre chose, une chose indéfinissable et embarrassante, une question ouverte, un problème. Vous parlez la langue ? Oui. Vous êtes né dans une culture qui vous fonde des pieds à la tête ? Oui. Mais ce pays n’est pas le vôtre, non. Pourquoi ? Parce que c’est comme ça. Pendant des siècles pour justifier le rapt, la maltraitance, le viol, le meurtre, la torture, on vous a inventé une identité parallèle, vous étiez l’esclave, vous étiez le nègre, une espèce à part, corvéable à merci. Et à présent, il faudrait s’en défaire ? Mais l’esclavage colle à la peau, au regard, à l’inconscient. Désormais, vous êtes noir, l’extériorité est devenue votre intériorité. Noir. Vous êtes un noir de la Cotton Belt, ce qui veut dire que vos parents sont noirs, ou peut-être seulement vos grands-parents, ou vos arrière-grands-parents ou vos arrière-arrière-grandsparents, légalement, vous êtes noir. ».
Avec cette adresse directe un rapport de proximité, d’intimité et même de complicité, s’établit avec le public du Théâtre Aimé Césaire de Fort-de-France pour entrer dans la peau de Claudette Colvin, une lycéenne de 15 ans qui un jour de 1955, le 2 mars, dans le bus de 14h30 refuse de céder sa place à une passagère blanche à Montgomery, Alabama, où Noirs et Blancs y vivent en principe égaux, mais séparés. Ainsi, dans les bus, il y avait des places devant pour les blancs et d’autres, au fond, pour les noirs.
Au delà de cette dénonciation de la ségrégation et du combat d’une femme contre la violence raciste et l’arbitraire il y a la volonté d’interroger le rapport à l’autre en ce qu’il affiche une différence de couleur de peau. Il y a dans « Noire » un questionnement plus général « Qu’est-ce que c’est qu’être noir ? » Les témoignages issus du hashtag « Tu sais que tu es noir quand… » et du documentaire d’Isabelle Boni-Claverie, Trop noire pour être française, ouvrent quelques pistes : « Tu sais que tu es noir en France aujourd’hui quand…
…on te demande si tu sais parler africain.
…les Blancs veulent te toucher les cheveux.
…tout le monde se retourne vers toi quand il y a une chanson de Magic System.
…le prof parle d’esclavage en cours et tout le monde se retourne vers toi. ».
Noir ou Blanc, blanc ou noir la thématique de la pièce est dépeinte de bout en bout de la scénographie aux costumes des deux artistes, la comédienne et la dessinatrice en passant par l’encre de chine et le papier sur lequel elle se jette. En fond scène un immense drap blanc restitue l’image des dessins, figures et accessoires qui habillent le propos, le contextualise et accueille la performance de la comédienne. Car c’est une vraie performance accomplie par Sophie Richelieu que d’incarner une foule de personnages en passant d’un registre à l’autre avec une facilité affichée déconcertante. Sa voix superbe emmêle plainte, soul, revendication, soul, ironie féroce et douleur apaisée sur une bande musicale qui balance entre blues et jazz. La belle complicité qu’elle entretient sur le plateau avec la dessinatrice, Charlotte Melly, contribue à l’élaboration du récit sous la forme d’un « roman graphique théâtral » qui se donne à voir, à écouter et à entendre. Que dessine-t-elle? La conception des dessins participe à la dramaturgie en ne laissant découvrir leur sens que dans le dernier jet de plume ou de pinceau. La tonalité générale est à l’image des couleurs utilisées, celle de la dénonciation. Qu’il s’agisse du racisme, de la ségrégation, ou des procédures judiciaires. Que celles-ci, notamment dans le premier procès qui est évoqué, soient une caricature outrancière de justice fallait-il pour autant donner la même forme à la représentation qui en ait faite ? Il y a comme un affadissement de la scène qui produit un rire qui porte plus sur la façon dont se comportent le procureur et le juge que sur ce qu’ils disent au risque de faire croire que la ségrégation résulte davantage d’un jeu d’acteurs que du système qui les porte. C’est avec un didactisme appuyé avec insistance une des rares faiblesses du spectacle. Ce qui m’a touché le plus est de loin le rappel du rôle des femmes dans les luttes d’émancipation. Ce sont cinq femmes noires de quinze à soixante-dix-sept ans qui décident de dire non. La plupart d’entre elles, le cas de Rosa Park « bien sous tous rapports » étant un peu à part, vont faire ce choix à partir d’une quotidienneté éloignée de tout souci d’héroïsme, de toute vision épique de l’histoire, de toute inscription dans une odyssée à écrire. En toute femme sommeille une Antigone. Ce en quoi elles sont plus que la moitié du ciel. Pendant toute la pièce une question en moi insistait : « Mais où sont les hommes ? » Il y aura bien sûr Luther King qui du haut de ses 26 ans, après le début du mouvement de protestation, fera entendre sa voix pour la première fois. Comme pour corroborer l’adage selon lequel « Les femmes font l’histoire, les hommes l’écrivent. » ?
Fort-de-France, le 14/09/19
R.S.