Du bon usage des contes
Selon Bruno Bettelheim, plus un conte est horrible, plus il rassure des enfants spontanément en proie à des fantasmes effrayants. Les monstres et autres créatures maléfiques seraient ainsi pour eux comme des compagnons familiers et sympathiques avec lesquels on joue à se faire peur. Le précieux petit recueil publié par Olivier Larizza et récemment réédité ne risque pas de décevoir les petites têtes brunes ou blondes car il abonde en histoires aussi abominables qu’immorales. En dehors de quelques-unes qui honorent la vertu, c’est le vice qui est régulièrement récompensé, goinfreries et assassinats en série.
Quand on se souvient que l’époque où les contes faisaient partie de la vie de tous les jours, ou plutôt de toutes les soirées – « ronde » d’esclaves(i) chez nous ou coin du feu sous d’autres cieux – fut aussi celle où la religion pesait de tout son poids pour inculquer au peuple la soumission, on s’émerveille de voir comment ce même peuple s’est montré capable de développer une philosophie de la vie bien à lui et bien mieux adaptée à sa condition que les enseignements du catéchisme. Ce n’est point en effet la charité qui est valorisée dans les contes antillais (sauf exceptions qui confirment la règle) mais l’astuce et la ruse. L’adulte doté d’un minimum de sens moral sort quelque peu abasourdi d’un tel théâtre où cruauté et mensonge sont élevés au rang de valeurs suprêmes.
On admettra bien volontiers qu’aux temps de l’esclavage ici ou du servage ailleurs, certains contes furent le véhicule d’une nécessaire résistance à l’oppression. Mais qu’en est-il de nos jours, sachant que toute société bien ordonnée suppose la confiance entre ses membres ? La réponse variera selon qu’on se range parmi les optimistes ou les pessimistes. Les premiers, disciples de Candide, considérant que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, ne pourront que condamner une « oraliture » qui conduit au chaos si elle est suivie d’effet. Les seconds, confrontés à la réalité d’une société qui tolère des inégalités pour le moins choquantes, considéreront pour leur part qu’il est plutôt sain d’éduquer les jeunes dans l’idée qu’il devront se battre pour se faire une place au soleil et que, face à plus fort que soi, tous les moyens sont bons.
Y a-t-il une position raisonnable entre les deux ? On refusera d’abord toute idée de censure. Les contes portent témoignage d’une culture très ancienne ; ils ont entretenu l’imaginaire des humains pendant des siècles ; il est souhaitable que les enfants d’aujourd’hui s’en nourrissent à l’instar des générations précédentes. Toutefois, à côté de l’aspect patrimonial, il paraît nécessaire de montrer aux enfants, au-delà de la résilience démontrée par les héros des contes, que la débrouillardise individuelle ne profite… qu’aux plus débrouillards et qu’un autre monde est possible à condition d’agir collectivement. On pourra expliquer, par exemple, que face à un harceleur, une classe doit faire bloc pour défendre la victime au lieu de la prendre comme bouc émissaire, que c’est l’intérêt de tous de s’opposer à des comportements nocifs, nul ne pouvant prétendre qu’il ne sera jamais visé. Et l’on n’hésitera pas à marteler la règle d’or de toute morale : ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse.
Il ne serait pas prudent, en effet, de s’en remettre à une hypothétique catharsis. Dans la préface de ses Contes en vers Perrault disait de ses contes qu’ils « excitent chez les enfants le désir de ressembler à ceux qu’ils voient devenir heureux et la crainte de devenir comme les méchants ». Comment espérer un tel résultat lorsque le conte antillais – comme maintes fables de Lafontaine – glorifie les ruses du vilain (lapin ou renard) et présente ses victimes (corbeau ou tigre affamé) comme d’irréductibles naïfs ?
Faut-il alors s’en remettre à Aristote : les passions mauvaises seraient purgées par le récit provoquant « terreur et pitié » chez celui qui entend ou lit le conte ? On peut en douter dans le cas de la plupart des contes antillais comme des fables de Lafontaine. Ou à d’autres formes de catharsis comme la chrétienne (Saint Augustin) : on projette sur la victime l’angoisse de notre propre souffrance ; la racinienne : « les passions ne sont représentées que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause, et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité » (Préface de Phèdre), la cornélienne fondée sur l’admiration des vertus du héros ; la lacanienne : le désir se réalise à travers le malheur de l’Autre ?
Il est difficile de trancher même si l’on devine que – concernant les contes antillais en tout cas – il doit y avoir quelque chose de vrai dans la conception lacanienne. Mais cela ne signifie pas qu’une telle réalisation fictionnelle suffise à purger les enfants de certains penchants néfastes(ii).
O. Larizza a choisi 24 contes représentatifs du folklore antillais. Il les a réécrits à l’intention du jeune public dans un style distrayant. Une préface rappelle l’importance des contes dans notre culture. Un glossaire, à la fin, facilitera la compréhension des lecteurs appartenant à une autre culture.
Madinin-art a publié un compte-rendu du livre par Pierre Pinalie à l’occasion d’une édition précédente ; on y trouvera dûment évoqués les principaux personnages de ces contes, de Compère Lapin à Compère Tigre en passant par une ribambelle d’animaux et même quelques humains(iii).
Olivier Larizza, 24 contes des Antilles, Paris, Flammarion jeunesse, 2022, 220 p., 6,20 €.
i Patrick Chamoiseau, Le Conteur, la Nuit et le panier (2021) et Le Vent du nord dans les fougères glacées (2022).
ii Sandrine Jondot qui a consacré son mémoire de master à La Catharsis dans la littérature de jeunesse a tenté de repérer ces diverses formes en soumettant des enfants à une expérimentation. Elle conclut à partir de son corpus et avec bien des nuances que la catharsis, sous une forme ou une autre, peut être un phénomène réel.