— par Janine Bailly —
Avant même les Rencontres Cinéma Martinique de mars, comme en un riche prélude, Steve Zebina nous a concocté en ce mois de février une programmation variée, combinant les séances à Madiana, à la Case à Vent et à la salle Frantz Fanon de Tropiques-Atrium, alliant les nouveautés aux œuvres plus anciennes. Bien sûr, ceci oblige à des choix, parfois douloureux pour ceux qui sont en activité ! Pour les bienheureux fidèles, cinéphiles enragés et bénéficiant d’une retraite méritée — mais hélas mise en péril pour les jeunes générations —, la journée du mardi 4 février fut bien belle à Tropiques-Atrium.
« NO », de Pablo Larrain, présenté à Cannes en 2012 dans la Quinzaine des Réalisateurs, nous plonge dans un épisode particulier de l’histoire tragique du Chili. Le film, qui reste une fiction, fait alterner les séquences imaginées et, pour un tiers, les séquences d’archives. Son originalité tient au fait que le réalisateur a choisi de « filmer avec des caméras d’époque afin d’obtenir une continuité entre ses propres images — qui exacerbent les défauts des images télé de l’époque, troublant les couleurs et les contrastes — et les images d’archives ». Cette homogénéité, susceptible de créer des confusions dans l’esprit du spectateur pour qui le héros, incarné par Gael Garcia Bernal, aurait réellement existé, cette continuité est troublante mais efficace, elle incite à s’interroger sur la force de conviction et le pouvoir d’illusion de l’image. Car c’est bien de ce pouvoir qu’il est question dans l’histoire de ce jeune publicitaire engagé, de par son métier et ses amitiés, dans l’action politique.
Le cadre réel dans lequel s’insère la fiction est le Chili de 1988 : sous la pression internationale, le dictateur Augusto Pinochet, au pouvoir depuis le coup d’état du 11 septembre 1973, se voit contraint d’organiser un référendum au sujet de son maintien à la tête de l’État, pour huit années supplémentaires. Partisans du « oui » et partisans du « non » vont s’affronter à la télévision, quinze minutes par jour, au cours de la campagne officielle. René Saavedra, contrairement au directeur de son Agence investi auprès des instances politiques pour le « oui », se laisse convaincre de participer à la campagne pour le « non », qu’il voudra positive et misant sur la joie, l’espoir et l’avenir plus que sur le rappel des ignominies et exactions du gouvernement. Le « non » l’emportera, qui marquera la fin du régime militaire de Pinochet et « ouvrira la voie à la transition démocratique chilienne ».
Mais si la campagne télévisuelle a contribué à la chute de la dictature, tout n’est pas aussi univoque, ainsi qu’il nous sera expliqué par les intervenants lors d’un enrichissant débat d’après projection. Augusto Pinochet, responsable de tortures et génocides perpétrés contre son peuple, restera commandant en chef de l’armée jusqu’en 1998, puis deviendra en qualité d’ancien président, sénateur à vie ! Les événements qui secouent le pays depuis octobre 2019, le peuple demandant que soit démis et le président Sebastián Piñera et la constitution héritée du gouvernement précédent, la terrible répression militaire et policière consécutives prouvent que la chute du dictateur est loin d’avoir tout résolu. Le film est lui aussi porteur d’ambiguïté, René Saavedra oscillant entre la campagne pour le « non » et sa participation à l’Agence, pour laquelle il continue à travailler sur d’autres projets, se plaçant dans une perspective clairement mercantile ! Et quelles sont ses motivations profondes ? Tout d’abord réticent, il verra l’épouse dont il est séparé se faire molester par la police, elle qui est physiquement engagée dans la lutte contre Pinochet et ses sbires, elle qui lui reproche son inaction et son embourgeoisement. Ainsi, bien qu’ayant été menacé dans ce qu’il a de plus cher — l’enfant dont il a la garde —, bien qu’obligé de faire intervenir son directeur pour libérer son épouse de nouveau arrêtée, il reprendra après le référendum sa vie un peu vaine et son travail bien rémunéré, au service d’une société de consommation sans état d’âme apparent ni morale définie.
Écoutons Pablo Larrain (qui fut lui-même publicitaire) : « Mon film dit que la publicité est quelque chose d’incroyablement dangereux. Elle a aidé à changer le destin de notre pays : mais nous avons été aussi les outils du capitalisme et le Chili est devenu un centre commercial géant… ».
« Le Cercle des Petits Philosophes », documentaire réalisé en 2019 par Cécile Denjean, suit le sociologue, écrivain et conférencier Frédéric Lenoir lors de ses interventions dans deux écoles étonnamment sereines du premier cycle, l’une à Paris dans le dixième arrondissement, l’autre à Pantin en banlieue parisienne. Mais suit également certains enfants hors de l’école, au sein de leur famille, dans la diversité des milieux sociaux, de ce petit prodige étonnamment grave et qui semble en dépit de son jeune âge s’épanouir au piano dans la composition musicale, à celui-ci, tout aussi réfléchi mais qui partageant avec ses parents et son petit frère une simple chambre d’hôtel exiguë, fait à sa maman le récit détaillé de sa journée.
La beauté du film tient à cette alternance réalisée au montage entre les plans poétiques de la ville saisie à l’aube dans son éveil, les plans sur des cours d’école où l’on s’ébat et joue en liberté, comme au temps jadis, loin des « écrans », et les plans pris dans les classes où l’on s’assied en cercle afin que circule la communication. Qu’ils sont émouvants et beaux, ces visages d’enfants filmés en cadre serré, dans leur sérénité ou leur concentration. Dans le sérieux ou les rires ! Dans la claire lumière ou la pénombre intime d’une chambre ! Seuls ou en groupes ! Quant au fonctionnement des ateliers, il permet aux enfants de s’exprimer, de s’interroger sur des questions essentielles — Qu’est-ce que la vie ? Et la mort ? Et l’amour ? Dieu et la religion ? Il est où le lieu qui appartient à tout le monde ? Comment y a-t-il pu y avoir un monde comme ça ? ». Et tant de « pourquoi » surgissent ! Si les réponses des enfants surprennent souvent par leur maturité ou leur singularité, il faut bien dire que cela relève davantage de l’échange, dans une parole libérée et décomplexée, que de la véritable « philosophie ». On peut cependant y lire les prémices de cette science, « amour de la sagesse » en Grèce : « S’exprimer par la philosophie, ça nous aide à voir les choses autrement », dira une petite fille de dix ans. Et un camarade d’affirmer : « Grandir, j’aime pas ça, parce qu’après t’es plus proche de la mort ».
Obéissant au principe inscrit sur l’affiche du film, selon lequel « l’éducation est la clé de tout », Frédéric Lenoir est à l’origine de l’association SEVE, Savoir Être et Vivre Ensemble, agréée par l’Éducation Nationale, et qui anime des ateliers de « méditation et philosophie » auprès des élèves et des enseignants demandeurs. Trente professeurs ont été formés à cette pratique à la Martinique, trente autres vont l’être encore. Une pratique qui aide à la concentration, au respect de l’autre et de sa parole, à la gestion de ses émotions, à la disparition de la violence.
Deux films à Tropiques-Atrium en un jour, deux films pour s’interroger et « ne pas mourir idiot » !
Fort-de-France, le 5 janvier 2020