Des champignons poussent sur les ruines du capitalisme
Avec Nickel, Mathilde Delahaye pose son regard acéré sur le monde et interroge un avenir incertain entre décombres et rêves. Elle défend la quête d’un devenir sans haine et de liberté pour tous les êtres humains.
Dans les lumières qui déclinent, un jeune homme en blouson de cuir, micro en main, barbe nourrie, prend la parole au bord du plateau comme d’autres le font pour demander d’éteindre les mobiles. « Mesdames, messieurs, je suis la metteure en scène de ce spectacle, et je vais tenter de vous le raconter… » dit-il. Autrement expliqué, nous voici déjà ailleurs. Mathilde Delahaye, avec cette nouvelle création présentée au Théâtre Olympia de Tours, s’est attelée, en supplément à la mise en scène, à l’écriture du texte, avec Pauline Haudepin. Ensemble, elles convoquent une collection de personnages imprévus, tel l’étonnant barbu, ou une encore plus mystérieuse écrivaine russe ou soviétique, on ne sait plus bien, qui serait à l’origine de toute l’affaire.
Derrière un vaste tulle, le décor se dévoile lentement. Et encore, c’est beaucoup dire, tant il est dense, tapi dans une ombre savamment dosée, et foisonnant. Il est appelé à se transformer au fil de la représentation. Voilà un arbre descendant des cintres en s’ébrouant comme un bel animal, des plantes jetées çà et là et qui s’animent, un plan d’eau sur lequel on fera plus tard du canot gonflable, un cabanon qui demeurera sombre et mystérieux, s’ouvrant sur un canapé récupéré peut-être dans une décharge. Une autre guérite prend vie, en hauteur celle-là, jadis poste de commandement ou d’observation, désormais à la fois salon de confidences, coin maquillage, studio de tournage, accessoirement loge pour les comédiens.
Des individus tentent de survivre, sur une terre à bout de souffle
Jadis, c’est-à-dire il y a quelques années, des hommes exploitaient sur ce site une mine de nickel, d’où le nom du spectacle. Un nickel qui a servi et sert à couler des pièces de monnaie. L’ultime décision du dernier mineur permet la transition. Vingt ans après, voilà le Nickel Bar qui a ouvert ses portes sur place. Vingt ans plus tard encore, dans la ruine industrielle, on ne fait plus la fête, le monde court un peu plus à sa perte, et la nature a repris ses droits. « S’y retrouve un petit groupe de chercheurs-cueilleurs à la recherche de matsutakés (un champignon japonais rare et cher qui ne pousse que dans les ruines du capitalisme) », explique Mathilde Delahaye. Ces individus sans autre perspective que de tenter de survivre, sur une terre à bout de souffle, découvrent qu’ils ne sont pas seuls dans l’errance.
Puis, au final, « un groupe de jeunes personnes vient s’adonner à un rituel de l’équinoxe », précise Mathilde Delahaye. Ils sont alors une vingtaine sur le plateau, non pas pour dire un texte qui pour sa grande part est projeté sur l’écran de tulle, mais pour se fondre dans une parenthèse de voguing, cette culture urbaine née dans les années 1980 au sein de la minorité homosexuelle de la « communauté noire » américaine. Il s’est agi, pour de jeunes gays, bi, transgenres… rejetés à plusieurs niveaux, d’inventer de nouveaux codes, de nouveaux liens de solidarité, de fraternité, d’amour, au-delà des conventions, des sexes normés. À travers ces tâtonnements, ces liens éphémères, ces rencontres improbables, dans un univers en souffrance, Nickel ne se contente pas de radiographier une planète malade, mais d’en imaginer des futurs. Fugaces et fragiles, aux contours hésitants, mais comme une résistance à la fin d’une histoire humaine.
La musique originale d’Antoine Boulé, la scénographie d’Hervé Cherblanc, l’univers sonore de Rémi Billardon, les costumes de Yaël Marcuse et Valentin Dorogi confèrent à l’ensemble suffisamment de mystère pour que l’on soit saisi, transporté. Dans un espace-temps « entre la fin du monde et la fièvre du samedi soir », dit encore la metteure en scène, citant Bernard-Marie Koltès à propos de « Nickel Stuff », scénario qu’il renonça finalement à tourner. Mathilde Delahaye utilise aussi l’image en direct, qu’elle projette par fragments. Son Nickel interroge avec passion un futur qui n’existe pas encore.
Tours (Indre-et-Loire), envoyé spécial.
Espace des Arts Chalon-sur-Saône, du 3 au 5 décembre ; Nouveau Théâtre de Montreuil, du 16 janvier au 1er février 2020 ; Domaine d’O, Montpellier 27 et 28 mars ; CDN de Rouen 1er et 2 avril ; Théâtre national de Strasbourg, du 27 avril au 7 mai.
Source : LHumanité.fr