— Par Dr Jean ROGER, chercheur indépendant, GMER Etudes Marines (www.g-mer.fr) —
Des forêts à perte de vue, des volcans, des espèces endémiques en voie d’extinction, des kilomètres de côtes immaculées, et un projet pharaonique pour concurrencer le canal de Panama. Nous sommes au Nicaragua, un des pays les plus pauvres, mais aussi des plus préservés d’Amérique latine sur lequel la Chine, dans son élan de conquête du monde, a jeté son dévolu depuis pas mal d’années déjà. Son objectif : relier la mer des Caraïbes à l’océan Pacifique en creusant un second canal, plus large, plus profond, plus long que celui du Panama. Une concession de 50 ans renouvelable vient d’ores et déjà de leur être attribuée par le gouvernement Nicaraguayen. Les raisons sont vaguement justifiées par les instigateurs du projet. Par exemple ils avancent le besoin de faire passer de plus gros navires, avec une plus grande fréquence, ou encore de relier la côte est à la côte ouest des Etats-Unis plus rapidement. Mais il y a surtout une raison bien plus évidente, celle de pouvoir aller pomper plus facilement les importantes réserves de pétrole du Venezuela pour les expédier à moindre coût vers la Chine. Dans tous les cas, d’un point de vue extérieur, tout cela semble bien inutile sachant que les travaux d’élargissement du canal de Panama vont bon train et devraient être terminés d’ici fin 20151. On pourra alors y voir transiter la nouvelle génération de bateaux-îles, les fameux post-panamax.
Toutefois, si ce projet aboutissait, et en supposant que des investisseurs soient intéressés par ce projet aux objectifs obscurs, ce serait potentiellement des milliers de bateaux qui viendraient tour à tour polluer les eaux du majestueux lac Nicaragua, plus grand lac d’eau douce d’Amérique Centrale. Ce même lac, qui, dans les années 70, a été vidé en quasi-totalité de ses fameux requins bouledogues au bénéfice de pays asiatiques dont la Chine, mais qui abrite toujours une faune et une flore unique au monde (environ 7% de la biodiversité mondiale se trouve au Nicaragua). Ainsi, quelles conséquences ce projet infligerait-il à cet environnement déjà sous pression du fait des rejets des grandes villes qui le bordent comme Granada, de la pollution liée à l’agriculture, et tout un tas d’autres choses telles qu’on peut aisément l’imaginer? A l’heure à laquelle le gouvernement nicaraguayen semble miser sur un éco-tourisme à la manière du Costa-Rica, notamment par le biais des 78 réserves naturelles protégées (représentant 20% du territoire terrestre), et en mettant en avant la participation de ce pays au projet de corridor biologique méso-américain (MBC), il semblerait bien malvenu et plutôt irréfléchi de se lancer dans la construction d’un canal qui déstabiliserait à coup sûr le pays (entre pro et contre canal, et entre ceux qui en profiteraient et ceux qui le subiraient), affecterait durablement son environnement unique et couperait définitivement la route aux espèces à la recherche un renouvellement génétique.
Les travaux d’extension des ports autonomes de Guadeloupe et de Martinique, soutenus par l’Etat français et visant à recevoir toujours plus de navires, ne sont certainement pas sans lien avec ces projets pharaoniques et posent eux aussi de sérieuses questions quant à l’impact environnemental programmé dans les îles françaises de la Caraïbe : destruction de la caye de la Grande Sèche dans la baie de Fort-de-France pour faire du remblai (au passage cette caye est un récif corallien de plusieurs hectares de superficie en parfait état, et abritant de nombreuses espèces recensées par l’UAG ; voir article : http://www.madinin-art.net/preservons-le-patrimoine-de-la-baie-de-fort-de-france/ ), impact sur les mangroves et solutions compensatoires désastreuses, remise en suspension de quantités de polluants emprisonnés dans les boues du Petit Cul-de-Sac Marin devant Point-à-Pitre et dans la Baie de Fort-de-France, perturbation des mammifères marins par le bruit occasionné et l’augmentation du trafic, notamment pendant la période de transit des baleines à bosse, etc. On peut aussi élargir la question en se demandant pourquoi on vise à importer toujours plus de produits étrangers et à détruire le peu d’environnement en bonne santé qui subsiste dans des îles où le chômage atteint des records et où des politiques économique et environnementale durables et localement adaptées sont de plus en plus demandées par les populations et indirectement, par les touristes.