— Par Belinda Cannone, autrice —
Se réfugier dans une colère intransigeante, comme le fait le néoféminisme, ne sert pas à faire avancer la cause des femmes, estime la romancière Belinda Cannone.
En 2017, à Florence, on a voulu renouveler la mise en scène de Carmen. Mieux : puisque aujourd’hui, a déclaré le metteur en scène, « on ne peut pas applaudir le meurtre d’une femme », il a réécrit la fin de l’opéra de Bizet.
On passera (mais on pourrait s’y attarder) sur l’idée qu’à l’opéra, on applaudirait des meurtres ou des mariages : nous pensions jusque-là qu’on y applaudissait un spectacle. On passera aussi sur l’idée sous-jacente de la scène comme école des bonnes mœurs. Qu’a donc imaginé Leo Muscato pour faire de Carmen une femme contemporaine, pour exalter la puissance et la liberté dont le personnage est porteur et dont son meurtre final semble signifier l’échec ? Hélas, il n’a trouvé qu’à inverser les rôles : c’est Carmen qui tuera son amant.
Alors, on en est là ? Non pas dans la sainte colère qui fait dire « non » – à l’inégalité, aux violences –, cette colère grosse d’avenir qui propose des solutions politiques à une situation injuste, mais dans la passion triste d’une colère punitive ?
J’ai lu sur les murs et entendu, ces derniers mois, des menaces explicites : « à votre tour d’avoir peur », recours au « sécateur », « le poing dans la gueule »… Il ne s’agirait donc que de retourner la violence ? Drôle de façon de concevoir la politique – or le féminisme est un mouvement politique.
Question d’attitudes et de procédés
Quelques événements récents montrent que le militantisme néoféministe ne l’est guère. Christophe Girard, adjoint à la Mairie de Paris, a été obligé de démissionner. On en est d’autant plus satisfait que, depuis son départ, on a découvert qu’il gardait des relations suivies avec Gabriel Matzneff, pédophile jouissant d’une indulgence que le livre salutaire de Vanessa Springora, Le Consentement (Grasset, 216 p., 18 euros), a permis de dénoncer.
Mais la politique est une question d’attitudes et de procédés. Jeudi 23 juillet, une quarantaine de personnes, dont deux élues d’Europe Ecologie-Les Verts, récent allié d’Anne Hidalgo, ont manifesté devant l’Hôtel de ville avec des panneaux réclamant cette démission, sur lesquels on pouvait lire : « La honte » et « Mairie de Paris : Bienvenue à Pedoland ».
« La honte », c’est ce que disait ma grand-mère quand, jeune fille, je portais une jupe trop courte à son goût, ou que passait cette voisine à l’allure garçonne qui fumait dans la rue. « La honte » a souvent été l’invective préférée des ligues de vertu.
Quant à ce « Bienvenue à Pedoland », sérieusement : est-ce faire de la politique que d’accuser la Mairie de Paris d’abriter un repaire de pédophiles ? Les dirigeants au sommet de l’Etat ne sont pas les seuls à devoir montrer dignité et responsabilité dans leur action : les élus municipaux et les citoyens aussi.
Autre affaire révélatrice : les protestations contre deux nominations de ministres, celle, très malvenue, de Gérald Darmanin, sous le coup d’une accusation de viol, et celle d’Eric Dupond-Moretti, à qui les néoféministes reprochent son point de vue sur #metoo. Ce qui signifie qu’elles mettent sur le même plan une procédure pénale et une opinion. Je fais partie des féministes qui ont soutenu depuis le début le mouvement #metoo. Mais contester la nomination d’un ministre pour délit d’opinion ?
Mode idéologique
La période est inquiétante. Le ressentiment généralisé conduit à l’abandon de la politique. Je suis frappée par le retour, dans les bouches les plus diverses, du slogan, très seventies, « Tout est politique », alors que peu d’époques le furent si peu dans la forme de leurs combats. En revanche, tout est médiatique, et ces quelques poignées de militantes le prouvent, qui n’ont d’existence que celle qui leur est assurée par les médias.
A chaque époque sa mode idéologique : la nôtre se préoccupe surtout de sensibilité personnelle blessée et de la vertu du voisin. Elle pratique la confusion à outrance du public et du privé, de la morale et du droit.
Mais la politique, c’est autre chose. C’est la gestion des désaccords par le dialogue, contre la tentation de la censure et du dégagisme. C’est la pensée complexe qui se refuse aux oppositions binaires (bien et mal, dominant et dominé), c’est la pensée rationnelle qui accepte les idées divergentes et refuse de céder devant l’émotion, pour fournir plutôt des outils d’analyse et de changement.
Faire de la politique, en démocratie, c’est œuvrer pour corriger les dérives ou les insuffisances des institutions et pour proposer des alternatives, tout en respectant le droit et les valeurs républicaines. Contre la dictature des rumeurs et des opinions, faire de la politique, c’est refuser de se contenter du rôle de victime enivrée de sa colère.
On connaît le biais qui fait qu’une fois un problème identifié, la tolérance à son égard faiblit, ce qui produit l’illusion qu’il est plus répandu. Tout ne va pas si mal. Pensant que le féminisme est né avec elles, les néoféministes semblent ignorer les progrès considérables, depuis le milieu du XXe siècle, accomplis grâce à un arsenal de lois en faveur de l’égalité. Certes, cela ne saurait suffire et après avoir conquis l’égalité formelle, il faut changer les mentalités et les mœurs. C’est encore de la politique.
L’histoire nous a appris que les époques de ressentiment finissaient mal, en général. Les attitudes compassionnelles, émotionnelles et vertueuses qui caractérisent la maladie infantile du néoféminisme risquent de nous mener dans le mur. Retrouvons plutôt les gestes véritablement politiques qui nous permettront enfin de changer la donne, radicalement mais sans amertume.
Belinda Cannone est maîtresse de conférences en lettres modernes à l’université de Caen-Normandie. Elle a notamment écrit « La Tentation de Pénélope – Une nouvelle voie pour le féminisme » (Pocket, 2019)
Belinda Cannone(Autrice)
Source : LeMonde.fr