— Par Camille Froidevaux-Metterie, philosophe —
La philosophe Camille Froidevaux-Metterie considère, dans une tribune au « Monde », que le féminisme universaliste défendu par les autrices Mazarine Pingeot et Belinda Cannone est en retard d’un monde.
Tribune. Dans de récentes tribunes (Le Monde du 29 juillet et du 1er août), Mazarine Pingeot et Belinda Cannone se désolent que le féminisme contemporain ne soit pas politique mais moral, enfermé dans « le ressentiment » et « la vengeance », incapable de mener les (vrais) combats. La première donne à sa déploration la forme d’une rageuse anaphore, déroulant « ce mortel ennui » que lui procure « une certaine jeunesse sans désir mais pleine de colère ». La seconde déroule les faits (affaires Darmanin et Girard) pour rappeler que « faire de la politique », ce n’est pas « se contenter du rôle de la victime enivrée de colère ». On leur reconnaîtra d’avoir repéré l’intensité de ce sentiment qui, loin d’être une « passion triste », constitue le moteur puissant des luttes féministes actuelles.
Plutôt que d’entrer dans le détail d’arguments oscillant entre aigreur et anathème, je préfère déduire de ces réactions ce qu’elles nous disent de l’inédit et de l’irrésistible du moment féministe où nous sommes. Dans le collimateur de ces inquisitrices inactives, il y a d’abord l’intense dynamique de dénonciation des violences sexuelles déployée depuis #metoo. En la qualifiant de « morale adossée à la haine », Mazarine Pingeot grossit le flux des réactions outrées de celles et ceux qui refusent de voir disparaître l’ancien monde de la domination masculine où s’enracinent leurs privilèges. En réduisant le féminisme à un combat pour l’égalité des droits et des chances, elle reste aveugle à ce scandale qui voit les corps des femmes demeurer des corps « à disposition » au sein même de nos sociétés de l’émancipation. C’est précisément cela que les « néoféministes » ont décidé de révéler : par-delà les avancées sociales et les conquêtes politiques, les femmes continuent de subir des agressions physiques et sexuelles sans qu’on les entende, ou si peu, et sans obtenir jamais, ou quasiment, réparation.
Ni indignation ni vindicte
Mais ce que les croisées de la vertu universaliste refusent surtout d’admettre, c’est le fait certain que, derrière chaque victime de violences, il y a un agresseur, un homme donc. La mise au jour de cette évidence massive (selon une récente enquête NousToutes, sept femmes sur dix ont subi des faits assimilables à un viol ou une agression sexuelle) s’accompagne de la volonté tout aussi massive d’en terminer avec la tolérance tacite d’un tel état de fait. Cela implique de qualifier et de désigner, non pas ceux qui « osent un compliment » que « certaines appellent viol », mais bien ceux qui frappent et qui dévastent, pour réclamer justice.
Alice Coffin a reçu des tombereaux d’injures pour avoir rappelé qu’il s’agit en effet d’hommes, c’était tellement facile de fustiger une lesbienne pour sa prétendue détestation des mâles. Sachez que, parmi les « néoféministes », nous sommes très nombreuses, hétérosexuelles, parfois même mariées et mères de famille, à dénoncer le scandale de la perpétuation de la prise masculine sur les corps féminins. Apprenez surtout qu’il n’y a là ni indignation morale ni vindicte haineuse, mais la volonté de mener à bien le projet féministe de démolition des fondements patriarcaux de notre société. Ce projet est non seulement éminemment politique, il est aussi foncièrement démocratique puisqu’il s’agit de garantir aux femmes les droits qui leur sont encore déniés et de parachever ainsi l’ambition égalitaire définissant notre monde commun.
Faisceau croisé de discriminations
Cette aspiration anime également celles et ceux qui défendent la cause féministe au prisme de l’intersectionnalité ; c’est le second aspect visé par ces tribunes dénonçant les « nouveaux maccarthystes ». Ainsi que la crise sanitaire l’a cruellement montré, des millions de femmes endurent un faisceau croisé de discriminations, où le genre se superpose à la classe sociale et à la condition racisée pour produire des modalités d’existence insupportables et indignes. C’est ce que mettent au jour les analyses intersectionnelles. Il a fallu quelques décennies pour que les féministes françaises se débarrassent de leur solipsisme blanc et les intègrent. Nous sommes dans le moment de cette prise de conscience où le féminisme croise le chemin de l’antiracisme, et cela génère quelques remous, comme à chaque fois qu’il faut accepter de remettre en cause des privilèges aussi prégnants qu’impensés.
Mais les voix puissantes qui s’élèvent n’exercent en rien une « police des mœurs » et prétendent encore moins « substituer une domination à une autre ». Elles portent des revendications politiques placées sous le double signe de la justice et de l’égalité. N’en déplaise à Mazarine Pingeot, cette dynamique ne concerne pas « une poignée de militantes », elle entraîne la société tout entière, contempteurs et détractrices compris, comme en témoigne sa verve paniquée. Elle prétend pourtant en mourir d’ennui ? Sa morgue ne nous tuera pas, elle rend plus fortes les vivantes et survivantes que nous sommes.
Camille Froidevaux-Metterie est philosophe et professeure de science politique à l’université de Reims Champagne-Ardenne.
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