— Par Anne Chemin —
Les débats autour d’un match du PSG ou d’un roman d’Agatha Christie illustrent comment ce terme reste imprégné de la tragédie de l’esclavage et de la colonisation. La fierté de la négritude revendiquée dans les années 1930 ne suffit pas à effacer ce passé.
C’est un mot de cinq lettres dont la « claquante sonorité réveille comme un coup de fouet dans une plantation de canne à sucre ou de coton », estime l’écrivain haïtien Dany Laferrière. Un mot né au XVIe siècle qui, aujourd’hui encore, brûle « la boîte vocale, langue, palais, dents et gorge qui le produisent », ajoute la romancière Anne-Marie Garat. Le terme « nègre » n’appartient pas au registre banal de la conversation ordinaire : il porte en lui la tragédie de l’esclavage, de la colonisation et du racisme. S’il pèse des tonnes, poursuit l’écrivaine dans Humeur noire, qui sort début février chez Actes Sud (304 pages, 21,80 euros), c’est parce qu’il conserve l’empreinte du « poids colossal des crimes qui l’ont forgé ».
Un arbitre de football roumain en a fait l’expérience, un soir de décembre 2020, sur le terrain du Parc des Princes. Pour désigner l’entraîneur adjoint de l’Istanbul Basaksehir, Sebastian Coltescu montre du doigt un homme qu’il appelle le « negru ». En roumain, le mot veut dire « noir » mais dans le stade du Paris-Saint-Germain, les violences et les humiliations associées au terme « nègre » ressurgissent. Révoltés, les joueurs des deux équipes quittent le terrain avant de réapparaître, le lendemain, vêtus de maillots portant le message « No to racism » : réunis en cercle autour du rond central, ils posent symboliquement un genou à terre et lèvent le poing.
Plus d’un siècle et demi après l’abolition de l’esclavage, le terme « nègre » continue à exprimer la morgue envers les Noirs des dévots de la hiérarchie raciale. Mais ce « mot bourreau », d’après l’expression d’Anne-Marie Garat, n’est pas seulement une insulte : il se dissimule parfois dans la langue commune de nos plaisirs ordinaires. Les « têtes-de-nègre » garnissent encore les vitrines de certaines pâtisseries, les prête-plumes des écrivains sont parfois appelés des « nègres » et dans La Bayadère, le ballet créé en 1877 par Marius Petipa, des enfants au visage maquillé de noir exécutent sur scène un tableau baptisé « la danse des négrillons ».
« Passé de servitude »
Contrairement à ce que l’on croit souvent, ces expressions ne sont pas le fruit d’un malheureux hasard linguistique : elles sont intimement liées à l’histoire esclavagiste et coloniale de la France. L’expression « nègre littéraire » devient ainsi populaire, en 1845, lorsque Eugène de Mirecourt publie contre l’écrivain métis Alexandre Dumas un pamphlet qui associe la couleur de sa peau à l’indignité de cette pratique littéraire. « Grattez l’œuvre et vous trouverez le sauvage, écrit-il. Aiguillonnez un point quelconque de la surface civilisée, bientôt le Nègre vous montrera les dents. »
La danse des « négrillons » de La Bayadère, imprégnée par l’imaginaire colonial du XIXe siècle, ressuscite, elle aussi, la langue de la traite négrière. Ce mot, qui désignait jadis les enfants esclaves, apparaît pour la première fois en 1714 dans une ordonnance consignée par Moreau de Saint-Méry (1750-1819), un député de la Constituante, qui affirmait, sur la base d’une savante taxinomie fondée sur la qualité du sang, que le « Nègre n’était pas de la même espèce que le Blanc ». Malgré cet héritage, le changement de titre de ce tableau rebaptisé en 2015 « la danse des enfants » a suscité d’intenses polémiques…
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