« Même s’il est nécessaire, le port du masque brouille énormément les relations sociales » : pourquoi ne plus voir les visages n’a rien d’une évidence
David Le Breton, sociologue et anthropologue, spécialiste du corps et de ses représentations, met en lumière l’importance du visage dans les interactions sociales.
Depuis quelques jours, le visage de la France change. Et le visage des Français également. Avec le déconfinement progressif engagé le 11 mai, le port du masque est obligatoire dans les transports en commun, et quasiment tout le monde en a un. Et dans les rues aussi, la plupart des Français portent ce masque désormais recommandé par toutes les autorités politiques et sanitaires, après qu’on ait dit à une certaine période qu’ils n’avaient pas forcément grand intérêt. Désormais c’est l’instrument indispensable du déconfinement, avec les gestes barrières, contre le coronavirus.
Mais qu’est ce que le port du masque change dans nos rapports sociaux ?Pour y répondre, franceinfo a interrogé David Le Breton, professeur de sociologie et d’anthropologie à l’université de Strasbourg. Il est l’auteur, entre autres ouvrages, Des Visages. Un essai d’anthropologie (éditions Métailié, 1992) et de Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (à paraître le 28 mai aux éditions Métailié).
franceinfo : Êtes-vous êtes surpris par la façon dont le masque se généralise en quelques jours en France ?
David Le Breton : Je ne suis pas vraiment surpris parce qu’il y a la peur de la contagion et l’importance du masque en matière sanitaire. Mais on porte le masque à contrecœur parce que je crois que quand on se balade dans les rues de Paris ou de Strasbourg, aujourd’hui, c’est une grande part de l’agrément que nous avions à déambuler en ville ou rencontrer nos amis qui disparaît. On ne reconnaît plus les autres, on devient une société de masques, de fantômes, une société de spectres, presque. Le visage, c’est le lieu de la reconnaissance mutuelle, c’est le lieu aussi de notre extrême singularité, ce qui nous distingue les uns les autres. Ce sont nos traits, nos spécificités. Et là, avec le masque, on se retrouve tous uniformisés. Bien entendu, certains vont esthétiser leur masque mais on devient quelque peu anonyme.
Cela abîme pas mal les relations sociales et le plaisir qu’on a à échanger avec les autres. Ce n’est pas facile, par exemple, de soutenir une conversation avec quelqu’un qui est masqué quand vous l’êtes vous même. On a du mal à voir sur les traits de l’autre la résonance de nos paroles. Et ça, c’est très important. Le visage est une sorte de régulateur des échanges qu’on a avec les autres. Sans compter le fait que c’est à travers notre visage qu’on est reconnu, qu’on est nommé, qu’on est identifié à un sexe, à un âge, etc. Donc, le port du masque brouille énormément les relations sociales, même si, bien entendu, il est absolument légitime et nécessaire.
Le paradoxe, c’est qu’avec les gens les plus proches, on imagine ce qu’il y a derrière le masque et c’est devant nos proches qu’on ne porte pas de masque. En revanche, on l’a devant les gens qu’on ne connaît pas ou peu. Pour créer un lien, c’est compliqué !
Bien entendu, quand on est dans sa famille, quand on est avec son amoureux, on tombe les masques, dans les deux sens du terme ! Mais pas avec nos collègues, ou dans une boutique. Ce n’est pas commode de discuter avec un collègue, le libraire ou le boulanger derrière son masque. On est tous un peu mal à l’aise.
Ça ne s’apprend pas ?
Je ne pense pas que cela s’apprenne. Il y a aussi la distanciation sociale qui nous éloigne des autres. Cette distance physique et ce masque qui insistent lourdement sur le fait que nous sommes dangereux les uns pour les autres, que toute présence auprès de soi est menaçante, ce n’est pas simple non plus. Je crois qu’on aura énormément de mal à assumer le masque. Je crois que, dès qu’on le pourra, c’est l’une des premières choses que l’on liquidera. C’est le plus compliqué à gérer dans la vie quotidienne.
À l’école, cela pose aussi des interrogations. Comment faire cours à des élèves avec des masques, au collège ? Ce n’est pas évident pour les professeurs.
Je me suis projeté moi-même avec les étudiants à la faculté, à la reprise des cours en septembre : je ne m’imagine pas un seul instant faire un cours avec un masque devant une assemblée de masques. Cela déshumanise complètement les relations, d’autant plus qu’on est très proche des autres, il y a une relation de connivence avec les élèves dans les classes. Et là, le masque fait que non. On devient des personnages qui ne sont pas complètement anonymes mais on peut moins s’identifier à l’autre quand il nous parle dissimulé derrière un masque.
Dans cette période très particulière, est-ce que ça n’a pas au moins la vertu de nous mettre naturellement à distance ?
Ça, pour mettre une forme de distance, ça en met sacrément ! On a du mal à reconnaître l’autre. Et c’est le rappel, toujours pédagogique avec le masque, que l’on est dans un contexte de santé publique dangereux. Donc, il est nécessaire de se protéger, mais aussi de protéger les autres.
En Corée du Sud, au Japon, le port du masque est courant, banalisé.
Dans un contexte ordinaire, au Japon ou dans d’autres pays d’Asie, c’est quand même assez rare de rencontrer des gens qui portent des masques. Mais ce sont des sociétés où, en revanche, le groupe prime sur l’individu. Nous, c’est le contraire, c’est l’individu qui prime sur le groupe. Dans les sociétés asiatiques, on ne porte un masque que quand on se sent un danger pour les autres, par exemple quand on est enrhumé, etc. Il y a quelques mois, quand vous vous baladiez sur les trottoirs de Tokyo ou d’ailleurs, vous rencontriez de temps en temps une personne masquée, mais il ne faut pas imaginer que tout le monde portait un masque.
Le port du masque, c’est donc une façon de renoncer à son individualité ?
Oui, parce que le visage, c’est le lieu de notre individualité. Donc, si on supprime son visage, on supprime son individualité.