– Par Michel Lercoulois –
Est-ce un signe du déclin de la littérature, pourtant contredit par les centaines de romans qui se publient chaque année en France, les milliers de manuscrits refusés, les succès en librairie de certains écrivains souvent non dépourvus de qualité littéraire ? À regarder ces faits, en particulier le nombre d’aspirants auteurs dont tous ne vont pas jusqu’à soumettre leur manuscrit, on pourrait croire que les revues littéraires sont plébiscitées, tant il est important, quand on écrit, de se tenir au courant de ce qui se publie. Certes, parmi les apprentis nombreux sont ceux obéissant simplement à leur pulsion d’écrire, sans être nécessairement eux-mêmes des lecteurs, mais il en reste suffisamment des autres pour constituer un lectorat non négligeable. Ce n’est visiblement pas le cas, ces revues se portent mal. Cependant un éditeur digne de ce nom se doit d’avoir sa revue et Gallimard ne pouvait pas assassiner son emblème, la NRF, crée en 1908. Il a donc décidé de lui donner un nouveau départ, sous un autre format, avec une publication seulement semestrielle au lieu de bi-mensuelle et un contenu différent.
On peut penser ce que l’on veut de la direction de Michel Crépu (entre 2015 et 2022), il a maintenu le cap suivi jusque-là, non pas celui d’une revue sur la littérature mais d’une revue qui propose avant tout le plaisir des lettres. Cela n’empêchait pas de publier quelques entretiens et des comptes-rendus mais ce sont les textes originaux – nouvelles, extraits de romans à paraître – toujours choisis pour leur qualité littéraire qui en faisaient l’originalité et l’attrait principal, surtout quand s’y mêlait la découverte d’auteurs non encore confirmés.
Cette NRF-là est morte. Peut-être renaîtra-t-elle de ses cendres mais en attendant il faudra s’habituer au changement et d’abord au format dit « double couronne » au lieu du format livre traditionnel. Le premier numéro se pare d’une couverture bleu acier et d’un bandeau illustré d’aubépines blanches. La maquette ne manque d’ailleurs pas de charme avec quelques photos noir et blanc en pleine page. La déception ne vient pas de là mais plutôt de l’orientation donnée par sa nouvelle directrice, Maud Simonnot. La revue sera désormais divisée en deux dossiers, l’un « sociétal » (le mot est absent du TLF) et l’autre – quand même ! – littéraire, avec comme auparavant des comptes-rendus in fine. À juger par le premier numéro, il est à craindre que cet aggiornamento n’attire guère de nouveaux lecteurs, tout en refroidissant l’enthousiasme des anciens.
Le sujet « sociétal » chagrinerait moins s’il permettait seulement de regrouper sous une thématique assez lâche des œuvres témoignant un authentique souci de création. De fait, le dossier du premier numéro consacré à « la Nature » contient trois jolies nouvelles de Christophe Bataille, Anton Beraber, Hamedine Kane plus un poème de Jacques Réda (qui dirigea la NRF entre 1987 et 1996). Mais comme paraissent plats, par comparaison, l’introduction « théorique » d’Erri de Luca, l’entretien avec Richard Powers dans lequel ce dernier fait la promotion de ses livres, celui avec Catherine Larrère sur « l’éthique environnementale », celui d’Aurélien Bélanger avec le peintre Thomas Lévy-Lasne et même celui avec Jean-Marie Le Clézio à propos des livres qui ont façonné sa pensée de la nature. Pas plus qu’on ne retiendra l’allocution d’Erik Orsenna à l’occasion du One Ocean Summit qui s’est tenu à Brest en février 2022. Seule Fabienne Raphoz tire son épingle du jeu en racontant sa quête ornithologique en Crète.
Le dossier « littéraire » est consacré à Proust, mort en 1922 comme cela n’a échappé à personne en cette année du centenaire où l’on a pu visiter, à Paris, pas moins de trois expositions qui lui étaient consacrées et rapportées ici par Antoine Compagnon. Se détache de ce dossier fatalement intéressant le texte de Julien Syrac qui raconte avec humour sa lecture tardive de la Recherche, à vingt-huit ans, « un scandale qui avait un avantage : à cet âge la masse proustienne, la somme qu’on a engrangée d’informations, d’avis, de biais, de préjugés, de poncifs sur l’œuvre est suffisamment volumineuse pour que la lecture ait le charme d’une expédition sur le terrain visant à confirmer, compléter, amender, démentir », etc. Le même se moque des proustiens « Gala », « ceux qui enquêtent pour savoir si la robe rouge d’Oriane n’était pas celle que la comtesse de Greffulhe portait au bal de la princesse de Wagram, ou si Céleste n’aurait pas servi un jour, dans la chambre tapissée de liège, deux croissants avec le café de chez Corcellet » ! Après avoir avoué son impuissance à maîtriser complètement la « fascinante et infinie dialectique » du maître, il se contente, nous dit-il, d’admirer « comme un humble croyant [les] phrases belles et obscures de son Livre ».
Un maître, il l’est encore pour Yannick Haenel, lequel reconnaît s’être « littéralement branché sur Proust ». La nouvelle directrice de la revue, fait-elle quant à elle partie des proustiens « Gala » ? Elle donne deux pages sur l’unique entrevue entre Proust et Joyce, en 1922, entrevue ratée car ils ne s’étaient pas lus l’un l’autre. Violaine Huisman s’interroge sur sa propre évolution à l’égard de Proust, de l’admiration aveugle de ses vingt ans à l’indignation devant les propos misogynes comme celui-ci : « Dans la vie de la plupart des femmes, tout, même le chagrin, aboutit à une question d’essayage » ! Anne Simon part d’une remarque de Roland Barthes qui ne voyait aucun animal dans la Recherche et en trouve au contraire de nombreux sous forme de comparaisons ou de métaphores. Blanche Cerquiglini livre les résultats d’une trop brève enquête sur la réception de Proust par des écrivains étrangers : Gombrowicz le jugeait admirable mais écrasant ; Virginia Woolf le tenait pour un modèle inatteignable qui lui donnait des idées de suicide ; certains se refusent carrément à le lire, tels Philip Roth ou, aujourd’hui encore, Mario Vargas Llosa (élu en 2021 à l’Académie française).
On trouve enfin dans ce dossier la préface par Jean-Yves Tadié à son édition du Journal de Reynaldo Hahn, amant puis ami de Proust. On y découvre un Hahn inattendu, peu conforme à l’image du compositeur léger et mondain qu’on en garde habituellement.
Parmi les sept comptes rendus qui occupent la fin de ce numéro, on retiendra d’abord celui de l’ouvrage monumental récemment publié en « Bouquins », qui rassemble Tout Rabelais, non seulement les cinq livres du Grand Œuvre mais tous les écrits de circonstance, le tout en édition bilingue français original et français d’aujourd’hui, soit en tout 2000 pages. Philippe Bordas en profite pour déplorer l’appauvrissement du français moderne et plus particulièrement contemporain : « une sorte de langue médiane atrophiée, écrêtée, déshabituée des extrêmes de la corporéité et de la quintessence, tels que Rabelais les avait fiancés ». Quant à Laurence Cossé, la lecture de La Vie sans histoire de James Castle (par Luc Vezin) la conduit à soulever la question des frontières de l’art. James Castle ne savait ni parler, ni lire, ni écrire ; il dessinait et finit par être reconnu comme un maître de l’art brut. La question que pose L. Cossé, après avoir regardé les œuvres de Castle sur internet, est la suivante : « la notoriété de Castle serait-elle la même si cet artiste n’avait pas été sourd, muet et illettré, pauvre et autodidacte ? ».
Le premier numéro de la nouvelle série a été tiré à 4000 exemplaires contre 3000 pour la précédente. Au-delà de l’effet de curiosité suscité par la nouveauté, on ne saurait dire au vu de ce numéro que Gallimard et la nouvelle directrice gagneront leur pari d’attirer des jeunes lecteurs grâce à leurs sujets « sociétaux ».
NRF, revue de littérature et de critique, « La nature, Proust 1922-2022 », Automne 2022, 144 p., 18 €.