— Francis Carole, président du Palima (Parti pour la libération de la Martinique) —
Saisies records de cocaïne, fusillades au Paparazzi ou à l’Oasis, trafiquant de drogue uruguayen qui « s’évade » du CHUM grâce à des complices lourdement armés, patient kidnappé dans le même centre hospitalier par des malfrats, sans laisser de traces, jeunes servant de « mules » au prix de leur vie, corps criblés de balles dans les rues de nos quartiers, blanchiment de l’argent sale, la Martinique s’enfonce, jour après jour, dans l’enfer du trafic de cocaïne — qui détruit et zombifie les sociétés — avec son lot de corruption, de criminalité et de banalisation de la violence.
Si « décivilisation » il devait y avoir, elle serait fille de ce naufrage-là… Ce phénomène, à l’évidence, ne naît pas d’une génération spontanée. Depuis au moins une trentaine d’années, le désastre a commencé à s’ancrer sans que ni l’État français ni nombre de nos collectivités ne lui accordent l’intérêt qu’il aurait mérité. Certains ont même cru devoir instrumentaliser ces dérives à des fins politiciennes…
Un trafic mondial qui explose
Il n’est pas trop tard pour tenter d’éliminer ce mal existentiel qui mine le futur de notre pays. Il serait cependant illusoire de croire que des caméras de vidéo-protection et une « brigade de gendarmerie » suffiraient à freiner cette course vers l’abîme. Nous en appelons, pour notre part, à une mobilisation citoyenne de long terme embrassant les défis sociaux, sociétaux, culturels, politiques, économiques et idéologiques de l’ensemble de notre communauté, en insistant sur une lutte sans concession contre les réseaux de trafic de drogue et leurs complicités diverses dans notre propre pays.
Le trafic de drogue en Martinique ne peut être compris que placé dans son contexte régional et international. En effet, le commerce mondial de la drogue a, selon le rapport 2022 de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (UNODC), généré des revenus estimés à 250 milliards de dollars. Entre 2010 et 2019, on observe une augmentation de la consommation de 20%. Ce pourcentage concerne le cannabis, les stimulants de type amphétamine, la cocaïne et l’ecstasy. Pour ce qui est de la cocaïne particulièrement, l’Organisation Internationale de Contrôle des Stupéfiants (OICS) signale l’explosion de la production et du trafic de ce produit en 2022. Cette production a doublé entre 2014 et 2020 et quadruplé en Colombie en dix ans. La courbe des décès dus directement ou indirectement à ces activités criminelles fait un bond de 17,5% durant ces dix dernières années.
Les porte-conteneurs constituant le moyen le plus efficient pour transporter la drogue à travers les continents, les trafiquants ont donc largement tiré profit de la mondialisation qui a entraîné la maritimisation du commerce international. Il est établi que le volume de fret annuel mondial (toutes marchandises confondues) est passé de 4 000 millions de tonnes de marchandises chargées en 1990 à, en 2021, un peu plus de 11 000 millions de tonnes. C’est dire le bonheur des grandes compagnies maritimes mondiales, comme la CMA-CGM, qui ont engrangé des bénéfices faramineux. Les barons et sous-barons de la drogue ont exploité l’aubaine pour augmenter leurs revenus.
Un marché européen sur le point de devenir dominant
Afin de mieux appréhender la nature et l’acuité des défis qui nous sont posés, il y a un intérêt majeur à souligner que l’Europe est en train de devenir le premier marché mondial de la drogue, devant les États-Unis qui, depuis le milieu des années 70, constituaient la plus grosse zone de consommation de cocaïne et autres produits illicites de notre planète.
Cet espace étant désormais saturé, les entrepreneurs de la mort se sont tournés vers d’autres horizons. La manne annoncée — le contrôle d’un tiers du trafic en Europe — et les enjeux sont tels que les quatre plus gros trafiquants de drogue européens se sont rencontrés à Dubaï en 2017 afin de constituer une super-firme du crime. En 2020, le marché de la drogue de l’Union Européenne était évalué à environ 10,5 milliards d’euros. En France — pays qui fait partie des plus gros consommateurs européens — le chiffre d’affaires de la cocaïne est estimé à entre 1,7 et 2,6 milliards d’euros. Les spécialistes rapportent généralement que le kilo de cocaïne pure, vendu autour de 2 000 euros par les producteurs latino-américains, est redistribué au prix de 30 000 euros sur le « vieux continent ». L’essentiel du trafic s’opérant par voie maritime, les ports européens comme Anvers, Hambourg, Rotterdam, ou français, à l’instar du Havre, de Bordeaux, Marseille, Dunkerque, Nantes et quelques autres, sont devenus des lieux d’influence et de contrôle accrus des narcotrafiquants.
La Martinique : une plaque tournante
On comprendra donc aisément que, dans ce contexte, la Caraïbe et la Guyane, compte tenu de leur géographie et de leurs liens politiques et historiques avec les anciennes — et parfois toujours actuelles — puissances colonisatrices d’Europe, soient devenues les plaques tournantes rêvées pour les mafias d’Amérique du Sud (Colombie, Pérou, Bolivie, Mexique…) et d’Europe.
Selon des études menées, c’est par la zone Caraïbe que passerait plus de la moitié de la production de cocaïne latino-américaine (principalement Colombie, Bolivie, Pérou) en direction des États-Unis et de l’Union Européenne. Quant à la Guyane, elle couvrirait, au moins, entre 15 et 20% de la demande française. La proximité avec le Surinam et le Brésil facilite ce commerce mortifère.
Plusieurs pays caribéens sont fortement impliqués dans ces transactions et le blanchiment de l’argent sale. Les cas de la République dominicaine et d’Haïti sont connus, de même que celui de Saint-Martin. La Martinique et la Guadeloupe sont loin d’être en reste. Elles occupent une place prépondérante dans l’organisation mise en place par les narcotrafiquants pour alimenter le marché européen. Pour ce qui concerne la Martinique, précisons, pour être clair, qu’une petite mafia locale sert de maquerelle à ces cartels, au détriment de la jeunesse et du peuple martiniquais.
De zone de consommation du crack, à la fin des années 80, notre pays est ainsi devenu, dès le milieu des années 90, une plateforme — pas des moindres — de stockage et de transit de la cocaïne vers l’Europe.
Rappelons, pour mémoire, que c’est dans cette période (1984-1990) que s’est aussi développé aux États-Unis, singulièrement dans les ghettos africains-américains, ce que l’on a appelé « l’épidémie du crack ». A-t-on délibérément laissé faire ? Que des nègres ou des non-blancs crèvent sous l’empire de l’alcool ou de la drogue n’a jamais vraiment ému les puissances occidentales, lesquelles ont parfois organisé ces empoisonnements. Ainsi, au 19e siècle, le Royaume-Uni qui détenait le monopole de la vente de l’opium a imposé — avec le soutien des Français et des Américains en 1856 — deux guerres de l’opium à la Chine (1839 et 1856) qui refusait le commerce de ce produit sur son sol.
Le trafic d’armes et les violences qui explosent aujourd’hui chez nous, consubstantiels à ce type de fléau, ont logiquement suivi. Cette décomposition de notre société a été facilitée par ce qui constitue bien une impasse sociétale globale : économique, sociale, culturelle, politique, sur fond de corruption généralisée, de pusillanimité de l’écrasante majorité des élu.e.s, aveugles, irresponsables, complaisants, parfois même complices, et de désintérêt de l’État français censé pourtant — dans sa colonie — assurer la sécurité.
Que faire ?
Si nous persistons dans une attitude de déni, si nous nous laissons désarmer par le sentiment d’impuissance, les narcotrafiquants et leurs complices locaux transformeront notre pays en arrière-cour du diable. Les moyens financiers — et donc le pouvoir — accumulés par la pègre ne lui permettront pas seulement de régler leurs comptes à des concurrents. Ces moyens donneront aux criminels la capacité d’éliminer celles et ceux qui s’opposeront à leurs desseins et refuseront de se mettre à leur service. La « logique du pourrissement » aura alors atteint son stade ultime.
Ne laissons pas notre pays, de glissement en glissement, de négligence en négligence, de démission en démission, atteindre le point de non-retour !
Il faut d’abord sortir des visions étriquées qui se traduisent par des discours saugrenus et anecdotiques sur l’urgence d’installer de la vidéo-protection dans chaque recoin du pays. Une stratégie de lutte plus large, systémique, capable de prendre en considération et de traiter rigoureusement les causes fondamentales du fléau de la drogue et de la violence — voire notre introduction — s’impose de toute urgence. Pour réussir, elle doit être structurée, disposer de moyens humains et financiers à la hauteur des enjeux, s’étendre sur le temps nécessaire et mobiliser, de manière cohérente, TOUT-LE-MONDE : les institutions politiques, les partis et associations, les familles, le système éducatif, etc.
Ce puissant effort collectif pour tenter de donner sens à notre société et nous amener à croire en nous-mêmes, en tant que peuple et nation, devra s’articuler autour de l’accompagnement des familles, de la prévention, de l’école, de l’encadrement de notre jeunesse, de l’éducation au sens le plus large dans nos quartiers, sur la base des valeurs qui nous ont historiquement aidés à nous construire, en tenant évidemment compte du monde tel qu’il est aujourd’hui.
Une société sans une grande ambition collective largement partagée et assumée, qui se contente de survivre et de se débrouiller, dont l’élite ruse avec la réalité, est une société condamnée à dépérir inexorablement. Cette première orientation a évidemment vocation à être déclinée en axes concrets et opérationnels.
S’acharner à trouver les voies du développement économique
La dimension du développement économique durable, répondant aux exigences de notre pays, constitue le second enjeu central dans cette bataille tant il demeure vrai que la misère sociale et morale, l’impossibilité de s’insérer correctement dans une vie professionnelle aussi épanouissante que possible, conduisent à toutes les dérives et représentent un terreau fertile pour le narcotrafic.
Certes, dans le cadre législatif actuel, tous les leviers du développement ne sont pas entre les mains des institutions locales ; d’autre part, l’organisation même de l’économie en situation coloniale (économie de comptoir) sert les intérêts exclusifs de la « métropole » et est un frein à toute initiative audacieuse de développement économique décolonial.
Néanmoins, nous n’avons pas d’autres choix que de faire tout ce qui est possible dans ce contexte — tout en préparant les étapes suivantes — pour créer de la richesse, générer de l’emploi durable, réduire de façon significative le nombre de jeunes sans activité professionnelle qui ont comme seule alternative les chemins du trafic ou les chemins de l’exil.
Parallèlement aux deux orientations précédentes, tout doit être mis en œuvre pour briser les réseaux de trafic de drogue et d’armes en Martinique. Cette exigence demeure incontournable si nous voulons protéger notre pays. L’État français s’est doté d’une multitude d’organismes chargés de réprimer ces activités illicites : Mission de la Lutte Anti-Drogue (MILAD), Office Central de Repression de la Grande Délinquance Financière (OCRGDF), Plate-forme d’Identification des Avoirs Criminels (PIAC), Groupes d’Intervention Régionaux (GIR) ou encore Office Central pour la Répression du Trafic Illicite des Stupéfiants (OCRTIS) dont l’antenne Caraïbe a été créée en 2004.
Enfin, il existe un accord de coopération contre le « trafic illicite par mer » entre la France et neuf pays de la Caraïbe, signé le 10 avril 2003 à San José, capitale du Costa Rica. Il avait été précédé, en 1989, par la Conférence Douanière Inter-Caraïbes (CID).
Tous ces organismes relèvent de l’autorité régalienne exclusive de l’État français. Les collectivités locales ne jouissent d’aucune compétence dans ce domaine. Elles ne disposent d’aucun moyen matériel, juridique, politique ou organisationnel en matière de surveillance, de renseignement ou encore de répression.
La presse se fait, de loin en loin, l’écho de quelques saisies ou arrestations mais la Martinique reste une véritable passoire et les réseaux mafieux continuent de prospérer.
Existe-t-il une volonté politique de lutte anti-mafieuse de l’État français à la hauteur des dangers du narcotrafic en Martinique et dans les colonies de la Caraïbe et d’Amérique ? La question reste posée…
D’autres États de la région semblent en tout cas mieux réussir. Ainsi, le département d’État des États-Unis, qu’on ne saurait soupçonner de sympathie avec les castristes, reconnaît que Cuba n’est pas « un pays consommateur, producteur ou une plaque tournante du trafic » ; « les efforts d’interdiction ont maintenu à un niveau bas l’offre et évité que les trafiquants ne s’établissent ». C’est donc la preuve — toutes différences prises en considération — que notre situation insulaire ne suffit pas à expliquer la porosité de nos frontières. Dès lors que la volonté politique existe, il n’y a pas de fatalité géographique.
La gravité de ce qui se joue impose désormais aux responsables politiques, économiques — ou autres — et à l’ensemble du corps social martiniquais une prise de conscience radicale des enjeux posés et un sursaut d’engagement sans précédent pour redresser notre pays.