— Par Joël Des Rosiers —
« Tout ce que je sais de plus sûr à propos
de la moralité et des obligations des hommes,
c’est au football que je le dois. »
– Albert Camus
La brillante victoire au US Open (6-2, 6-4) le 8 septembre dernier de la jeune Haïtienne-Japonaise Naomi Osaka (20 ans) aux dépens de l’Américaine Serena Williams (37 ans) appelle quelques remarques sur les concepts de répétition et de rivalité entre soeurs. Le tennis doit être considéré dans la perspective d’une sublimation de l’agression tout en préservant l’intégrité du soi et celle de l’adversaire. Freud introduit au long de ses écrits tardifs la notion de pulsion de mort à l’œuvre dans le fanatisme qui sévit dans le sport de compétition. On a ainsi entendu la foule huer le juge du match alors que Serena en colère l’injuriait pour les sanctions prises à son encontre en raison de violations répétées du code de conduite : coaching de son entraîneur qui faisait des signes de ses mains durant le match, coup de raquette sur le sol et outrages au juge. Serena aime scandaliser : elle réclame la présence du directeur du tournoi, crie au sexisme au nom de sa fille. Mais surtout c’était la façon d’attirer l’attention sur son ego meurtri.
Sans doute sa protestation contre le traitement réservé aux joueurs de tennis qui ne sont pas aussi sévèrement sanctionnés pour les mêmes écarts de langage était-elle justifiée mais c’était un fort mauvais moment pour le faire. Mais elle réussira à faire basculer le match dans l’orgueil, la récrimination et la disgrâce tandis que Naomi organise la riposte pour faire tomber la reine. Scène honteuse et inélégante du reste de voir la foule, les commentateurs et les officiels de la US Open pleurer la défaite de Serena Williams plutôt que de célébrer la victoire de Naomi Osaka, jeune joueuse au début de sa carrière, restée pleine de dignité, de maturité et de détermination qui sortit Serena pour la deuxième fois en six mois par un jeu céleste, à la fois aérien et puissant.
Jouer au tennis est une expérience pensée-corps, mais c’est aussi l’inverse – une expérience corps-pensée dans laquelle le corps informe ce que la pensée ignore encore. Le corps inscrit ses propres mémoires procédurales et les encode d’une manière qui lui donne parfois une « pensée propre » qui n’est pas susceptible de devenir consciente. Certains joueurs de tennis sont capables de réguler leurs émotions tout en effectuant des exploits compétitifs exigeants, – Roger Federer en est un exemple – alors que d’autres comme John McEnroe deviennent déréglés affectivement. Est-ce que notre compréhension de la régulation de l’affect, des états du corps, de la dissociation, de la performance corporelle extrême et de la réflexion analytique peut être formulée sur le court, un espace où le tennis en ses cadastres et la psychanalyse en ses enjeux psychiques se rencontrent sur le net ?
S’agissant de la répétition, le père de Mari et Naomi, l’Haïtien Francois Léonard, qui a peu joué au tennis, calque la carrière de ses deux filles dans les moindres détails sur le programme de 90 pages rédigé, avant la naissance de ses enfants, par Richard Williams. Le père de Venus et Serena, le néophyte qui ne connaissait rien aux raquettes, définit le jeu par la puissance de frappe. Outre ce véritable manifeste dont il tire deux axiomes, un service surpuissant et un coup droit dévastateur, Francois Léonard visionne des dizaines de DVD, compulse autant de manuels d’entraînement et s’abonne à quantités de magazines spécialisées. Dans le registre des forces pulsionnelles soumises à une intelligence impeccable, voilà deux pères noirs devenus entraîneurs de leurs filles destinées, dès leur plus jeune âge, à devenir des championnes. Paradoxe fascinant de cette saga, eux-mêmes ignorent tout ou presque de ce sport dont la pratique de haut niveau est réservée aux élites blanches fortunées, signe ostensible de leur supériorité de race et de classe. Au Québec, le sprinter d’origine haïtienne Bruny Surin avait tenté la même aventure au tennis avec ses deux filles. Les ressemblances ne s’arrêtent pas là : dans tous les cas, la figure paternelle est idéalisée, la mère reléguée dans un rôle plus humble mais crucial, celui d’apporter le pain quotidien. Les filles auront aussi pour tache/tâche d’assurer la rédemption de la figure maternelle car elles auront capté l’attention du père qui leur donne tout de lui-même.
Quant a la rivalité entre les sœurs, elle est l’arme principale des pères comme dans l’histoire de Loth et ses deux filles. Cette rivalité permet à la cadette des filles de supplanter l’aînée qui montre plus tôt, en raison d’un développement neuro-musculaire plus avancé, ses capacités athlétiques. Serena deviendra la superstar devant Venus alors que Naomi utilisera le désir de vaincre sa soeur Mari pour triompher. La sœur aînée dans les deux fratries fait fonction de substitut maternel contre lequel les affects hostiles et agressifs s’expriment plus librement avec moins de culpabilité.
Le match de la finale de tennis fut une magie du destin malgré la dramatisation en direct des frasques de la grande championne que demeure Serena Williams. Car depuis un an, les choses ont changé. Serena est devenue mère à son tour d’une petite fille dont la naissance fut médiatisée à coups de commandites et de photos léchées dans les magazines people. À son insu, elle est confrontée à son autre « fille », Naomi, 17 ans de différence d’âge les séparent. La jeune joueuse l’admire depuis toujours et son rêve d’enfance est de la battre un jour. Ce qu’elle réalisa en mars dernier. L’heure du Grand Slam enfin arrivée, aucune échappatoire n’est possible que le duel réel et symbolique entre « mère » et « fille ».
Au Indian Wells Tennis Garden, Serena, la puissante meneuse, risque de tout perdre y compris son ridicule tutu… Elle s’effondrera devant l’acharnement et le calme olympien d’une Naomi, jeune lionne à la crinière rebelle, dont les coups droits réglés comme un métronome se conjuguent aux sanctions draconiennes du juge, figure du Surmoi, traité de menteur et de voleur par une Serena hors d’elle-même. La combinaison achève d’ébranler la musculeuse idole qui appréhende la fin de son règne médiatique et financier. Lors de ce match, nous avons peut-être assisté à une tragédie œdipienne sur le net, une mise en scène de la castration toujours venue de l’Étranger (le père haïtien). Serena est battue sur la terre de Californie par une héroïne annoncée par la métaspora.
Naomi Osaka, née au Japon dans la ville du même nom, d’un père haïtien et d’une mère japonaise, a été élevée dès l’âge de trois ans par sa grand-mère paternelle aux États-Unis, dans un foyer haïtien. Elle parle peu le japonais mais représente le Japon, son sol natal étranger, pour les subsides que les fédérations de tennis et les commanditaires lui ont accordés.
Joël Des Rosiers
10 septembre 2018