« Quelques mots écrits pour dire psy »
—Par Victor Lina—
Une jeune femme ayant fait l’achat d’une voiture neuve avait mis en vente celle qu’elle utilisait jusqu’alors. A quelques détails près la voiture usagée avait gardé une belle allure, c’est ainsi que nous en fîmes l’acquisition comme une bonne affaire. Quelques années après nous avons croisé par hasard l’ancienne propriétaire le temps d’un salut réciproque et elle trouva opportun de nous faire le reproche d’avoir réduit en lambeau ou presque l’automobile qu’elle m’avait vendue. Demeuré interdit un instant nous étions désolé de lui avoir causé un tel sentiment avant qu’elle ne continua son chemin. Cette personne n’ignore pas qu’elle n’est plus propriétaire de cette automobile et pourtant elle fait montre d’un intérêt voire même d’un dol personnel au regard de ce qu’elle perçoit de l’état apparent du véhicule. Un détail nous revint en mémoire, cette voiture lui avait été offerte par son père et c’est donc avec regret qu’elle avait concédé à la vente de ce véhicule-cadeau.
Peut-être s’en voulait-elle d’avoir mis en vente un objet dont une partie de la valeur demeurait inestimable si l’on considère qu’elle l’associait à l’amour dont avait fait preuve son père à son égard ?
Peut-être nous reprochait-elle avec d’autant plus d’aisance qu’elle ne pouvait accepter de se reprocher à elle-même de ne pas avoir conservé « son objet » dans la forme et l’apparence idéale correspondant à l’attachement qu’elle aurait dû avoir par reconnaissance pour son père?
Nous accomplissions par notre négligence remarquable à propos de l’entretien de cette automobile quelque peu cabossée et ayant pour le moins perdu son éclat métallisé, la trahison, l’affront, l’irrespect qui découlait de la mise en vente d’une marque non de voiture mais d’amour.
Nous croyons que cette situation illustre bien ce qu’en psychologie l’on nomme projection.
Mais elle est aussi l’occasion de souligner à quel point un objet, un véhicule peut transporter autre chose que des valises, des cartons ou des personnes. Un véhicule, comme objet, peut transporter, des sentiments, une charge de sentiments dont le poids n’est inscrit nulle part sur le PTRA, le Poids Total Roulant Autorisé.
Ce transport, ce transport d’amour tourne parfois au vinaigre quand survient le heurt avec un autre objet, un chien, une autre voiture ou un piéton.
Au mieux dans l’échelle des préoccupations premières, on s’intéressera à la victime humaine, si par malheur il y en a une à déplorer. On cherchera à lui porter les premiers secours ou à faire venir les secouristes professionnels. On lui portera l’assistance minimale qu’un humain doit à un autre.
Au pire, on s’intéressera en priorité au dommage causé à l’objet de toutes les attentions. L’objet des préoccupations financières, traites du crédit, paiement de l’assurance, du carburant, les entretiens obligatoires. L’objet de soins méticuleux chargé de représenter avantageusement celui ou celle qui en est l’utilisateur, conducteur ou passager.
Objet qui véhicule les corps et représente l’image idéale de nos existences en mal de reconnaissance.
Nous avons en mémoire, ce refrain d’une chanson de l’artiste guadeloupéen ANZALA sur un rythme de gwoka : Loto-a, loto-a. Loto-a, loto-a, Loto-a, loto-a, Loto-a charmé lé demwazel. On aura deviné que loto-a n’est pas seulement loto-a. La chanson use d’une ruse par la dissimulation possible d’une consonne, et offre alors à entendre l’intention malicieuse.
L’auto transporte donc un ou plusieurs passagers clandestins. Nous avons dit ce peut être un sentiment, la marque d’affection d’une personne chère. Ce peut être l’image de soi, celle qui est donnée à voir comme signe de…
L’auto véhicule potentiellement une part du malaise collectif, bien camouflée derrière les vitres teintées de la façon la plus opaque possible. L’auto est dira-t-on, à la fois une seconde peau et un premier masque. A chacun de choisir ses couleurs.
Ne pourrait-on pas parler d’addiction sociale à l’auto ? Car l’auto n’avait pas seulement charmé les demoiselles, il avait déjà aussi charmé le charmeur. Aujourd’hui l’auto est moins un argument de séduction, c’est l’auto même qui séduit. C’est de l’objet même que l’on attend la satisfaction, le transport, c’est un objet que l’on consomme par son acquisition, un objet qui lui-même consomme du carburant et qui se consume au fil du temps.
Par effet de mode ou encore par un entrain pour la mascarade et l’exubérance hystérique, les ornementations rutilantes, et les équipements audio font de l’auto, un objet à voir et à entendre, l’effet recherché est de capter le regard, de se faire remarquer. Les fantaisies peuvent se faire plus discrètes mais néanmoins cossues pour d’autres plus versés dans le pointillisme et la recherche d’un ordre original. C’est quasiment en tant qu’objet sexuel, voire en tant que substitut de l’organe sexuel que l’auto est investie. Elle vient représenter tantôt la force virile démultipliée par quatre où se mêle vitesse, puissance, opulence et domination, tantôt le bijou d’orfèvre dont l’éclat doit être maintenu au plus vif à tout instant afin de permettre à son propriétaire de rivaliser avec d’autres. Objets valorisés auquel on semble tenir comme à la prunelle de ses yeux ou à ses bijoux de familles.
Dans un sursaut critique, la société martiniquaise a mis en scène, l’automobile dans ses états de déchet à l’occasion du carnaval, le Bradjak ou la voiture-épave est devenue un objet de représentation et de dérision. Comme venant illustrer par effet de miroir, l’ambivalence des sentiments allant d’une érotisation fétichiste à celle d’un sadisme destructeur à l’endroit de divers points de la carrosserie de cette épave roulante.
LINA Victor
* Le titre(1) et l’illustration sont de Madinin’Art »
(1)Chanson créole des années 60 :
Mwen ni on loto nèf
Mwen ni on loto nèf
Tout moune ka palé di mwen
Mwen ni on lot nèf
Mwen ni fenm ki en cou mwen
Lè mwen té ni vyé Ford la
Mwen té branch à bwa
A présent, mwen ni an Renault
Mwen sé Ti-Gaga
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